Poursuivons ce défilé de modèles, qui furent souvent des Muses, en axant cette page sur le 19è siècle, la période où l'indépendance des idées et des moeurs gagne le corps social, tout du moins la portion cultivée de celui-ci.
Victorine Meurent 1844-1927 et Manet
Exhibitionniste insolente qui vous toise d'un fier regard et semble vous demander : "Vous avez quèque chose à r'dire ?!". Sans grâce particulière, un corps quelconque, seule sa rousseur pourrait la distinguer. Malgré tout, à 16 ans cette parisienne, fille de petites-gens, au parler gavroche, entame une carrière de modèle, nue donc, dans divers ateliers dont celui, indépendant de l'Ecole des Beaus-Arts, de Couture, maître de Fantin-Latour, Manet, Puvis et beaucoup d'autres, mais retenons surtout Manet dont elle deviendra le modèle attitré jusqu'à son départ pour l'Amérique.
Outre Manet elle pose aussi pour Alfred Stevens (1823-1906), peintre belge injustement oublié avec qui elle entretient une liaison qui est peut-être pour elle une sorte d'essai car son homosexualité perdurera jusqu'à la fin.
Stevens est plus flatteur que Manet : post coitum animal nice ?
Alfred Stevens
Le Sphinx parisien
1870 Huile sur toile 41 x 32,5 cm Collection particulière
En Amérique, un séjour de quatre années peu documentées, elle commence à peindre, un apprentissage qu'elle poursuit chez Julian à son retour. Ses toiles, classiques, eurent l'honneur du salon dans les décennies 70-80. Bonne guitariste (elle en donne des cours dans les années vingt) elle chante aussi et continue à poser. Ci-dessous sa seule toile qui nous soit parvenue :
Victorine Meurent
Le Jour des Rameaux
~1880 Huile sur toile Musée municipal de Colombes
Et pour finir ce pastel en guitariste; elle vivait alors rue Bréda où était situé l'atelier de Goeneutte avant de s'installer à Colombes avec son amie Marie Dufour elle-même professeur de piano.
Norbert Goeneutte 1854-1894 bon peintre, grand graveur, il fait partie de la bande Clichy-Batignoles-Rome autour de Manet Renoir Zola Caillebotte, une belle carrière qui s'interrompt trop tôt (tuberculose) à Auvers-sur-Oise où il repose à côté de Van Gogh.
Norbert Goeneutte
Le docteur Paul Gachet
1891 Huile sur toile Musée d'Orsay, domaine public
Emma Dobigny 1851-1925 et Degas
Modèle précoce elle pose pour Corot, Puvis de Chavannes, Tissot, et pour Degas qui a multiplié ses portraits.
Edgar Degas
Emma Dobigny
1869 Huile sur toile
Jo (Josephine Verstille Nivison) 1883-1968 et Edward Hopper 1882-1967
Nous avons titré cette page "Modèles et Compagnes", nous sommes là en plein dans notre sujet : c'est un couple, les deux sont peintres et posent l'un pour l'autre. Mais ils constituent un couple tardif et difficile : ils ont tous deux passé la quarantaine au moment du mariage, lui est silencieux, il n'exprime ni sa pensée ni ses sentiments et la rudoie quand elle en fait trop, elle a du caractère, mauvais bien sûr, il la gifle elle le griffe, il la cogne elle le mord, le sang coule, inséparables ils tiendront pourtant durant quarante années de collaboration conflictuelle dont le bilan est positif pour lui, c'est elle qui l'impose aux galeristes, négatif pour elle : sa carrière pourtant bien partie s'interrompt après leur mariage.
Tellement interrompue que le musée Whitney auquel elle fait don, à la mort d'Edward, de leur fond d'atelier, brûlera toutes ses oeuvres, quarante ans de peinture !
Consternant.
Edward Hopper
Jo Peignant
1936, Huile sur toile, 46,2 x 41,1 cm New Yorh, Whitney Museum of American Art, Josephine Hopper bequest
Josephine Nivison Hopper
Autoportrait
1945, Aquarelle, 71,8 x 56,5 cm Sur Artsy
Edward Hopper
Autoportrait
1945, Fusain et craie sur papier, 56,2 x 38,1 cm New Yorh, Whitney Museum of American Art, Josephine Hopper bequest
Josephine Nivison Hopper
La barrière du chemin de fer à Gloucester
1923, Aquarelle, 56,5 x 71,4 cm Sur Artsy
Edward Hopper
Voie ferée au coucher du soleil
1929, Huile sur toile, 74,5 x 122,2 cm New Yorh, Whitney Museum of American Art, Josephine Hopper bequest
Edward Hopper
Jo in Wyoming
1946, Aquarelle et crayon sur papier, 35,4 x 50,6 cm New Yorh, Whitney Museum of American Art, Josephine N. Hopper Bequest
Edward Hopper
Les pentes du Grand Teton
1946, Aquarelle et crayon sur papier, 35,4 x 50,6 cm New Yorh, Whitney Museum of American Art, Josephine N. Hopper Bequest
Parlons de leur formation : lui est d'abord illustrateur, il en vit, dessin, gravure, publicité, influencé par Robert Henri qui l'oriente définitivement vers le Réalisme Américain (une expression plus glorieuse que le classique Ashcan Scool : ashcan = boite à ordure!). Elle aussi est passée chez Henri et restera aquarelliste, aquarellisme qu'il acquerra auprès d'elle. Ils se sont rencontrés à Gloucester (Massachussetts), un port de pêche au nord de New York où les peintres se retrouvent à la belle saison. Auparavant Edward avait beaucoup voyagé en Europe et singulièrement en France, tous deux francophiles et amateurs de Verlaine. A Paris, au début du siècle, jeune évangéliste austère, il côtoie mais ne fréquente pas les post-impressionnistes, fauvistes et Nabis et leur influence s'évanouira après son retour.
Ses oeuvres parisiennes sont quelconques et sans grand intérêt si ce n'est pour comprendre qu'il observe sans participer.
Le Whitney Museum détient mais n'expose pas une série de nudités à la sanguine; nous en avons dénombré plus de 300. Le Stakhanof de la "femme nue", Jo a conditionné le mariage à l'obligation d'être son seul modèle !
Terminons avec une petite série de vignettes cliquables pour se remettre dans l'oeil quelques unes de ses oeuvres les plus connues et sur lesquelles s'est construite sa réputation et le discours qui va avec.
Hopper donne à penser mais que pense-t-il lui-même ? Mystère. Rien ne se passe sur ses toiles, rien n'apparaît sur ses visages, les sujets sont d'une extrême banalité. Vide, solitude, ennui, tristesse. En obligeant le spectateur à s'interroger il en fait le véritable créateur de l'oeuvre et ce faisant gratifie le commentateur. Voilà, pensons-nous, la source de son succès, car objectivement ses dessins sont souvent faibles et ses toiles parfois maladroites derrière un rendu léché.
Le voyeur, dehors, lorgne à l'intérieur en s'inventant des histoires, quand il est dedans et que tout lui est donné il préfère chercher la lumière dans un extérieur mystérieux. Trouble quête.