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La page de titre était ainsi constituée :
DE LA
AU PASTEL
Du secret d'en composer les crayons, & des moyens de le fixer ; avec l'indication d'un grand nombre de nouvelles substances propres à la Peinture à l'huile, & les moyens de prévenir l'altération des couleurs.
Par M. P. R. de C.... C. à P. de L.
Quand on a chez soi de pareils Artistes,
Il n'en faut pas aller chercher ailleurs.
CAVA., BERNIN.
A P A R I S ,
Chez DEFER DE MAISON NEUVE, Libraire,
rue du Foin Saint-Jacques, Hôtel
de la Reine Blanche.
Avec Approbation & Privilège du Roi.
1788.
Elle était suivie de cette préface:
L'Académie des Sciences & l'Encyclopédie, ont donné des Traités sur les Arts. La première a même publié celui de la Peinture sur verre. Mais
il nous en manquait un sur la Peinture au pastel. On ne trouve même d'éclaircissements nulle part sur cette matière.
De,leur côté, les marchands de couleurs font beaucoup de mystère de la composition des pastels, ou plutôt il n'y a dans Paris que deux ou trois
personnes qui sachent en composer, encore n'employent-elles, sans s'en douter, que des expédients au lieu de moyens, & des matières brutes au lieu
de substances purifiées.
Un Traité sur cet objet.,absolument neuf, était donc un ouvrage nécessaire.
Or, c'est le mécanisme & le matériel de ce genre de Peinture qu'on s'est proposé de développer dans celui-ci. L'on a tâché, sans rien prendre sur
des occupations d'un autre ordre, de multiplier les ressources, & de fournir tous les éclaircissements convenables sur cette matière.
Ce Traité contient de plus, à l'usage de la Peinture à l'huile, des observations importantes. On sait qu'avec le temps elle perd sa fraîcheur,
devient farineuse, pousse au noir. II en indique le principe & la cause physique, avec les moyens de prévenir cet inconvénient, dont on est affligé
de voir les ouvrages des plus grands Maîtres se ressentir. C'est un objet capital sur lequel nous n'avions non plus aucun éclaircissement.
D'ailleurs il fera connaître de meilleures substances que celles auxquelles on se plaint d'être réduit, & c'est en appliquant à la Peinture les
expériences de la Chimie, qu'il a rempli ces différentes vues, Il était temps qu'on tournât ces sortes d'expériences vers le plus aimable de tous
les Arts.
Il indiquera pareillement divers moyens de fixer le pastel, même en grand, de sorte qu'avec cette méthode on pourra faire usage de ce genre de
Peinture dans tous les endroits où le jour n'est pas favorable à la Peinture à l'huile, & ce moyen vaut mieux que celui de la détrempe & de la
fresque, par les avantages propres à la Peinture au pastel; c'est de pouvoir se retoucher & se finir autant que l'on veut.
Enfin, quoique cet ouvrage ne paraisse avoir pour objet que le matériel de la Peinture, il renferme une foule d'observations utiles sur l'Art en
lui-même , ou plutôt il contient un précis, un ensemble des principes. Ce sujet-ci n'est pas neuf sans-doute comme les précédents ; mais il n'était
pas épuisé, l'on peut dire encore sur cette matière des choses importantes, ouvrir même des vues nouvelles. Au reste, on a toujours mis l'exemple à
côté du précepte , & l'on s'est attaché surtout à montrer l'École Française dans son véritable jour.
1. La peinture au pastel est l'art de représenter les objets sur une surface plane avec des pâtes composées de substances colorées, qu'on a broyées à l'eau pure & qu'on a fait sécher après les avoir roulées en forme de crayons.
2. Ce genre de Peinture est d'une facilité particulière. Il joint à cet avantage, celui de ne répandre aucune odeur, de n'occasionner aucune malpropreté, de pouvoir être interrompu quand on veut & repris de même, enfin de se prêter à toutes les positions, de quelque côté que vienne la lumière.
3. La Peinture au pastel serait donc généralement préférée, surtout pour le portrait, où l'on est souvent obligé d'opérer à différentes reprises ; mais elle n'a, pour ainsi dire, qu'une existence précaire, faute de consistance & de solidité; la moindre secousse fait tomber le pastel ; le plus léger frottement l'emporte. II faut, pour le garantir, couvrir les tableaux d'un verre qui court lui-même les plus grands risques au moindre choc.
4. Cet inconvénient l'a fait négliger par les grands Artistes. Ils ont préféré la Peinture à l'huile, comme plus propre à transmettre leurs ouvrages à la postérité.
5. Cependant on pouvait trouver un moyen de lui donner aussi de la consistance, en assurant & fixant le pastel. Mais il fallait que les Savants tournassent les yeux du côté des Arts, ou que les Artistes les tournassent du côté des sciences.
6. Dans la classe de ceux-ci, M. Loriot, mécanicien de réputation, fît des tentatives assez heureuses en 1753. Mais il se réserva son secret, même après avoir obtenu des marques de la munificence du Gouvernement. Ce n'est qu'en 1780 qu'il l'a publié. Nous y reviendrons bientôt.
7. Dans la classe des autres, M. le Prince de San-Severo di Sangro, que Naples doit compter a la fois parmi les Amateurs & les Physiciens les plus recommandables qu'elle ait vu naître, y parvint aussi dans le même temps; il ne fit aucune difficulté de communiquer le moyen qu'il employait à M. de la Lande, pendant le voyage que celui-ci fit en Italie en 1766, & qui ne tarda pas à le publier dans sa relation.
(nb) Voyage d'un François en Italie, tome 6, page 398.
Mais il ne paraît pas qu'on en ait fait grand usage, quoiqu'on le trouve copié dans ì'Encyclopédie, & qu'il réussisse très bien dans de petits tableaux. Nous en parlerons aussi dans la suite, lorsque nous indiquerons les moyens que nous avons trouvés de fixer le pastel en grand ; peut-être que désormais , rien n'empêchera les Artistes de se familiariser avec ce genre de Peinture aimable & facile.
8. Aucun autre n'approche autant de la nature. Aucun ne produit des tons si vrais. C'est de la chair, c'est Flore, c'est l'Aurore. S'il n'a pas quelquefois autant de force que la Peinture à l'huile, c'est moins sa faute que celle de la main qui l'emploie.
9. Non que je prétende inviter à quitter le pinceau pour le pastel. Mais combien d'occasions où l'on trouverait de l'avantage à le substituer à la Peinture à l'huile plutôt que la détrempe. D'ailleurs, ceux qui ne sont pas bien habitués, pourraient, en s'exerçant quelquefois dans ce genre, acquérir de la prestesse & de la facilité, même du coloris. Nul doute au moins qu'il ne valut mieux, quand on veut développer un sujet vaste, l'esquisser au pastel qu'à l'huile ; cette manière prendrait peu de temps, serait moins pénible, se prêterait mieux aux corrections convenables, & seconderait bien les élans & le feu de l'imagination.
10. Mais le pastel peut arracher beaucoup de jeunes personnes à l'ennui de la solitude. Ce genre de peinture a tant d'attraits, que rien n'est plus propre à leur fournir des ressources contre le désoeuvrement, source de tant d'écarts. Le dessin fait partie de leur éducation. Mais elles s'y bornent, vu l'attirail qu'entraîne la Peinture. Cependant quel amusement plus doux, par exemple, ou quelle occupation plus délicieuse pour elles que de pouvoir tracer l'image des auteurs de leurs jours, des fleurs, un paysage. Le pastel leur en présente les moyens les plus faciles. Ce n'est, pour ainsi dire, qu'un jeu.
11. Nous avons enfin pour objet de rendre aux Arts des talents découragés, en multipliant les ressources & leur fournissant des moyens. La difficulté de deviner la préparation des crayons en pastel , quoique bien simple quand on la connaît, rebute presque tous ceux qui l'ignorent. Nous allons, dans cette vue, révéler sans-doute plus d'un secret. Mais, dans les Beaux-Arts, le Génie seul doit en être un, parce qu'il ne peut se communiquer.
12. La composition mécanique des crayons en pastel, fera donc l'objet d'un des principaux articles de ce Traité.
13. Les divers moyens de fixer le pastel feront l'objet d'un autre article, & j'indiquerai de nouvelles matières propres aux divers genres de peinture, quand la nature du sujet l'exigera.
14. Mais avant d'entrer dans ce détail, je crois, pour rendre ce Traité d'une utilité plus générale, & laisser à désirer le moins qu'il sera possible, devoir dire un mot des instruments nécessaires, en faveur des Amateurs qui seraient éloignés des secours & des éclaircissements. Ce sera la matière du Chapitre premier, Chapitre que les gens instruits peuvent laisser à l'écart. Un livre élémentaire doit renfermer les premières notions.
15. Je fournirai, dans les mêmes vues, à la fin de cet ouvrage, quelques explications relatives aux- divers canevas sur lesquels on peut peindre en pastel, avec le moyen de donner, si l'on veut, à cette sorte de Peinture le ton de la Peinture à l'huile sans le secours du verre.
16. Les Sciences & les Arts sont allés fort loin parmi nous ; mais nous ne connaissons pas le prix de ce que nous possédons.
(nb) O fortunatos ... sua si bona norìnt !
Notre indifférence peut à peine se concevoir. Nous ne voyons la supériorité que dans ce qui nous est étranger, comme si la nature n'était pour nous qu'une marâtre ; bien différents des autres peuples qui ne voient la perfection que chez eux. Bientôt nous n'aurons plus que des idées d'emprunt ; nous irons demander aux Allemands des Comédies, & des Danseurs aux Flamands. Cependant nous avons devancé les autre nations dans plusieurs branches des Arts & des Lettres. Nous aurons encore ouvert la carrière dans le sujet principal de ce Traité. Je tâcherai, lorsque l'occasion s'en présentera, que j'indiquerai les moyens qu'emploie le talent, je tâcherai, dis-je, de faire connaître les heureuses productions de notre sol, & d'établir, non sur des lieux communs, mais par des caractères spécifiques, l'opinion qu'on peut se faire de nos richesses.
Des ustensiles nécessaires dans la Peinture au pastel.
17. Cette manière de peindre se pratique avec des crayons dont on a broyé la matière avec de l'eau sur le porphyre.
18. Un porphyre ou pierre à broyer est donc un ustensile nécessaire. C'est un grand carreau de marbre de dix-huit à vingt pouces de diamètre. Le nom de porphyre lui vient dé ce qu'on en fait quelquefois de cette matière. On en trouve encore sous le nom d'écaille (caillou) de mer qui sont très bons. L'Auteur d'un ouvrage de Physique
(nb) Dictionn. de Chymie, par M. Macquer, verb. laboratoire.
dit que c'est une espèce de grès fort compact & fort dur. Ceux que j'ai vus sont un véritable silex. On a quelquefois aussi donné ce nom visiblement estropié, d'écaille de mer, à la matière demi vitrifiée que vomissent les volcans, & qu'on nomme lave.
19. On conçoit qu'on peut se servir aussi d'une table ordinaire de marbre, qui ne soit ni rayée, ni lézardée, après l'avoir dépolie avec du sable & de l'eau ; mais on n'est pas toujours à portée de se procurer un porphyre de marbre. On peut y suppléer par un plateau de verre, d'un pied de diamètre au moins & d'un demi pouce d'épaisseur, qu'on fait faire exprès ans une verrerie, & qu'on fait ensuite enchâsser dans du bois. Le verrier répand sur une grande plaque de fer, bien unie & presque rouge , la matière brûlante du verre, & l'étend au moyen d'une barre de fer, garnie aux deux extrémités , de poignées de bois. On peut se servir encore d'une glace de miroir , solidement encaissée dans une boite, dont les rebords n'excèdent pas sensiblement la superficie de la glace ; mais avant d'en faire usage, il faut ôter le poli du verre avec la molette & du sable très-fin.
20. Au défaut de ces matières & dans le besoin , quelques ouvriers se fervent de véritable grès, ou d'une pierre de rémouleur. Ils la choisissent d'un grain serré, très fin, bien dure, & la font aplanir avec la molette & du sable. D'autres, également dans l'embarras se servent tout simplement d'une planche de bois dur & compact.
21. La molette est un caillou, scié par les ouvriers qui travaillent le marbre en forme de poire aplatie par sa base. Elle peut être de la même matière que la pierre à broyer. Elle doit avoir dans sa partie inférieure trois ou quatre pouces de diamètre. II faut que la base en soit bien plate, arrondie vers les bords. Dans les cantons où les rues font pavées de gros cailloux, on peut en faire choisir un propre à cet usage ; il se trouvera tout prêt.
22. Enfin comme il y a presque partout de ces peintureurs,
(nb) Je suis obligé d'employer ce terme, pour ne pas confondre, par une même dénomination, des Artistes & des Ouvriers.
qui mettent les voitures & les boiseries en couleur, on trouvera chez eux des Ouvriers qu'on pourra charger d'apporter un porphyre, parce qu'on doit
absolument, je parle aux Artistes, faire broyer les couleurs sous ses yeux.
Je dis aux véritables Artistes, car ce n'est pas pour le peuple des praticiens que j'entre dans ce détail. Ils ne liront seulement pas cet écrit, & ne se sont
jamais occupé de la satisfaction de voir les nationaux & les étrangers se disputer leurs ouvrages. Ces gens-là ne sont pas faits pour s'affranchir du joug
de la routine.
23. La plupart des Artistes sont dans l'usage d'employer des couleurs qu'ils achètent toutes préparées. Iî ne faut pas s'étonner si leurs tableaux perdent leur fraîcheur avec le temps, On verra dans un moment combien ces préparations-là sont détestables.
24. Pour amasser les couleurs sur le porphyre, à mesure qu'on les broie, on se sert d'un couteau dont la lame, pour cet effet, doit être mince, pliante, large & ronde par le bout. Elle peut être d'acier, mais il vaudrait mieux qu'elle fut de corne, d'écaille ou d'ivoire, même de bois.
25. A ces trois ustensiles il faut joindre un chevalet. C'est un assemblage de deux montants ou tringles de bois, soutenus par une troisième tringle ou queue, attachée aux deux autres, vers le haut & par derrière, afin que le tout se tienne debout, & puisse porter le châssis ou tableau qu'on se propose de peindre. Tous les Menuisiers sont en état de comprendre & d'exécuter cette espèce de pupitre, sans qu'il soit besoin d'entrer dans de plus amples explications. Il doit être, au plus, de cinq à six pieds de hauteur, si l'on ne se propose pas de peindre de bien grands tableaux. On peut y suppléer, dans un cas pressé, par une table sur laquelle on met le châssis appuyé par derrière contre le dos d'une chaise.
26. On se sert d'un petit bâton, qu'on tient de la main gauche, pour appuyer la droite & mieux l'assurer, pendant qu'on travaille. Cet appui-main, de deux ou trois pieds de longueur, est terminé vers le bout comme une baguette de tambour. Quelques personnes s'en passent dans la peinture au pastel, le petit doigt un peu courbé leur suffit pour appuyer la main sans que l'ouvrage en souffre. Cela ne serait pas praticable dans la peinture à l'huile.
27. On doit enfin se munir de deux ou trois boites fort plates, de bois mince ou de carton, de 15 à 20 pouces de longueur, sur un peu moins de largeur, & distribuées en compartiments. Les compartiments doivent avoir trois pouces de diamètre. Ils sont destinés à recevoir les crayons de pastel, qu'on y couche sur du coton, parce qu'ils sont très fragiles. D'autres les mettent sur du son. Chacun de ces petits compartiments doit contenir les pastels dont les tons se rapprochent le plus.
28. Tel est, avec d'excellents tableaux, quand on peut s'en procurer , l'ameublement nécessaire d'un atelier. On voit qu'il n'est pas bien
embarrassant. Du reste, ce laboratoire ne doit avoir qu'une croisée ouverte, mais élevée & percée au nord, s'il est possible.
Passons maintenant à la composition des pastels. Voici d'abord quels sont les ingrédients ou substances dont ils peuvent être composés.
Des matières propres à la composition des Pastels.
29. Toutes ces matières peuvent se réduire aux dix ou douze drogues suivantes. Nous en indiquerons, avec le prix actuel à Paris, la quantité nécessaire pour former un assortiment.
30. Il y a quelques autres matières, dont on pourrait aussi composer des pastels ou crayons, après les avoir purifiées , comme on verra bientôt que celles-ci doivent l'être. Nous les indiquerons plus bas ; mais celles, dont nous venons de faire mention, peuvent suffire. On les trouve chez tous les Épiciers-Droguistes.
31. Voici quelle est la nature de ces différentes substances. Il est plus important qu'on ne le croit, de savoir ce que c'est. Les Peintres cependant ne s'occupent guère de l'examen des drogues qu'ils emploient. Si l'Architecte ne connaît pas la nature des matériaux dont il va se servir, comment pourra-t-il compter sur la solidité de l'édifice ?
32. Le blanc de Troyes est une espèce de terre calcaire ou marne blanche, de la craie en un mot, qui se prépare à Troyes, où il y en a de vastes carrières. On en trouve aussi dans l'Orléanais. Il faut choisir celui dont les molécules sont les plus fines, sans mélange de grains pierreux. La craie de Troyes est fort bien conditionnée, & d'un blanc très solide. Cette matière ne peut servir dans la peinture à l'huile, on y emploie la céruse ou le blanc de plomb. Nous en parlerons dans un moment.
33. L'Ocre jaune est une espèce de limon ferrugineux, dont l'eau s'est chargée, en traversant les mines, de fer, & qu'elle dépose dans son cours. Il y en a de grandes carrières dans la Province de Berri. La couleur de l'ocre jaune approche de celle de l'or mat; choisissez la plus légère, la moins compacte & de la nuance la plus vive.
34. L'Ocre brune ou de rue, est une autre chaux , ou rouille de fer , semblable à l'ocre jaune, mais plus haute en couleur. On trouve dans un livre d'histoire naturelle
(nb) Dictionn. d'hist. natur, par M. Valmont de Bomare, au mot ochre.
que c'est de l'ocre jaune calcinée ou colorée en jaune safrané. La méprise est évidente. Cette ocre devient beaucoup plus rouge au feu que l'autre, ce qui ne pourrait arriver dans l'une ni dans l'autre supposition. Celle qui porte le nom de terre d'Italie est la meilleure. La couleur des ocres est très solide.
35. Pour le stil de grain, c'est véritablement une préparation de craie, colorée en jaune par de fortes décoctions de graine d'Avignon, dont on fixe la couleur sur la craie au moyen de l'alun ; ce stil de grain n'a pas la solidité de l'ocre. Néanmoins il est bon ; quelques fabricants le composent avec la céruse ; & c'est de cette dernière préparation, que sont peintes la plupart des voitures qu'on met en jaune. II faut la laisser pour cet usage & choisir le stil de grain le plus léger ; que la couleur en soit jonquille ou dorée , & le grain doux au toucher.
36. Le cinabre est une combinaison naturelle de mercure & de soufre, d'où résulte un corps très pesant, d'un rouge brun, composé de paillettes brillantes, & qui, réduit en poudre, devient écarlate. Il est, pour l'ordinaire, mêlé d'un peu de sable. Celui du commerce est une production de l'art, qu'on obtient en sublimant du soufre avec du mercure, & dont l'industrie des Hollandais , qui nous le fournissent, tire un assez bon parti. Cette préparation là n'eût pourtant pas été longtemps un mystère si peu qu'on eût voulu s'en occuper.
(nb) Tous ceux qui cultivent la Chymie , savent composer du cinabre ; mais on ignore, en France, la manière de le fabriquer dans les travaux
en grand. Cela dépend d'une manipulation fort simple. Il faut d'abord faire fondre dans un creuset une livre, par exemple, de soufre en poudre avec quatre
ou cinq livres de mercure. On mêle bien ces deux matières. Quand elles commencent à se combiner, elles s'enflamment. On couvre le creuset pour étouffer la
flamme après l'avoir laissée durer deux ou trois minutes. La matière est alors ce qu'on nomme de l'éthiops. On la tire du
creuset, on la pulvérise, on la tient près du feu pour l'entretenir presque brûlante. On prend un grand matras de verre, on le place dans un bain de sable.
On met dans le cou du matras un entonnoir qu'on lutte bien. L'on passe par l'ouverture de l'entonnoir une baguette de verre, afin de pouvoir de temps en
temps remuer l'éthiops ; mais ce bâton porte un bourrelet ou noyau de lut, en forme d'anneau coulant, pour fermer tout passage à l'air & faciliter le
moyen d'introduire de nouvel éthiops dans le matras, car il ne faut le mettre qu'à parcelles. On chauffe doucement le vaisseau, l'on augmente le feu
jusqu'à faire rougir le fond du matras. A mesure que l'éthiops se sublime on en ajoute par l'entonnoir qu'on referme aussitôt ; & l'on entretient le
feu jusqu'à ce que toute la matière se soit convertie en cinabre par la sublimation.
Au reste il vient de se former une fabrique de Cinabre dans la Carniole, en Autriche. Il y en a un dépôt à Vienne, au Bureau de la direction des mines.
Le prix est de 180 florins le quintal net, c'est à-peu-près un écu la livre.
37. Jamais il ne faut l'acheter en poudre, si l'on veut être sûr de n'avoir pas du minium au lieu de cinabre. On ne voit que des fraudes, car on est pressé de faire fortune ; c'est l'esprit du siècle. Le minium , quoique plus orangé, ressemble assez au cinabre. On ne peut pas s'y tromper, en ne prenant celui-ci qu'en pierre. On lui donne dans le commerce, quand il est réduit en poudre, le nom très inutile de vermillon. Laissez-le encore une fois, même avec le surnom de vermillon de la Chine, à moins qu'il ne soit en pierre, c'est le même mélange avec un peu de carmin pour le mieux déguiser ; il est pourtant vrai que le cinabre apporté de Manille par les Espagnols a beaucoup d'intensité ; mais il est rare. On verra tout à l'heure que le cinabre bien pur est très solide.
38. Le carmin n'est que de la cochenille qu'on a fait bouillir une ou deux minutes avec un peu d'alun , d'écorce d'autour & de graine de chouan. La fécule ou précipité qui se dépose assez vite, & qu'on met en poudre, est d'un rouge cramoisi sort éclatant. C'est une préparation très chère à cause du prix de la cochenille,
(nb)La cochenille se vend en détail de 23 à 24 francs la livre.
espèce d'insecte qu'on ramasse au Mexique sur le Nopal. Il serait aisé de la naturaliser dans les plaines de la Guadeloupe & de Saint-Domingue,
(nb) M. Thierry, Botaniste du Cap François, avait fait exprès le voyage de Guaxaca. Mais, faute d'appui, ses soins ont été perdus.
& ce serait une belle acquisition. L'on jouit déjà, dans cette dernière Colonie, d'une espèce de cochenille qui donne la même couleur, mais en moindre quantité. Nous en avons une en France qu'on nomme Kermès, & qu'on recueille sur un arbrisseau du genre des chênes verts, mais un peu moins belle. Cependant la couleur du carmin n'est pas aussi solide que brillante. Aussi ne l'emploie-t-on point ou bien peu dans la peinture à l'huile, parce qu'il n'a pas assez de consistance & qu'il tourne à la couleur naturelle de la cochenille qui tire sur le violet, Peut-être serait-il possible d'avoir quelque chose de mieux : c'est ce que nous examinerons par la suite.
39. La laque est un composé qu'on prépare, à-peu-près de la même manière avec du bois de Brésil ou de Fernambouc, au lieu de cochenille. On y fait entrer de l'os de sèche, ou même de la craie, pour qu'elle ait un peu plus de volume. La laque, proprement dite, est une espèce de cire rouge, produite aux Indes par des fourmis ailées, & qu'on appelle improprement gomme laque. Elle entre dans la composition de la cire à cacheter. C'est par imitation qu'on a nommé de la sorte la préparation dont nous parlons. II y en a de plusieurs nuances, de rose, de cramoisie, de pourpre, l'une sous le nom de laque de Venise, l'autre sous celui de laque fine carminée, l'autre enfin sous celui de laque colombine, & qui tire un peu sur le violet. Choisissez la plus friable & la plus haute en couleur. Rejetez celle qui ne s'attache pas bien au papier. La laque est encore moins solide que le carmin.
40. Le bleu de Prusse ou de Berlin est encore une composition. Pour le fabriquer on fait calciner dans un creuset, avec du sel de tartre, du sang de boeuf desséché, puis on fait bouillir ce charbon qui donne un précipité verdâtre par l'addition d'un peu de vitriol martial & d'alun. Mais ce précipité devient d'un très beau bleu turc, dès qu'on y joint de l'esprit de sel. La terre de l'alun qui se dépose avec celle du vitriol n'est-là que pour éclaircir un peu cette espèce de laque. Avant le commencement de ce siècle, on ne connaissait point cette composition, qu'un Chimiste de Berlin découvrit par hasard. On employait à la place l'inde plate ou l'indigo. Le bleu de Prusse a plus d'éclat, & la couleur en est assez bonne, quoique les Peintres à l'huile s'en plaignent. On verra bientôt pourquoi. Choisissez le plus léger, le plus friable, & le plus haut en couleur.
41. Je n'ai point indiqué de substance verte, pour en faire des crayons, parce qu'il faut, ainsi que dans la teinture, les composer par le mélange du jaune & du bleu dans diverses proportions, comme on le verra dans la suite. Il y a néanmoins des ocres de cuivre, telles que la cendre verte, la terre de Véronne, qui donnent un vert assez gai, mais qu'il faut laisser, avec la cendre bleue, pour la peinture en détrempe.
42. La terre d'Ombre, ou plutôt d'Ombrie, est une pierre compacte, un peu grasse au toucher, d'un brun roux très obscur. C'est une espèce d'ocre de fer, mêlée de tourbe, & qu'on trouve en Italie & dans les Cévennes.
43. La terre de Cologne est une substance en masse, rude au toucher, d'un brun très foncé, qui tire sur le violet. Cette matière paraît à-peu-près la même que la terre d'Ombre, mais beaucoup plus bitumineuse, & mêlée même de parties pyriteuses.
(nb) Il est bon d'observer, à cette occasion, que si l'on trouvait quelque différence, & dans les matières dont il s'agit & dans le résultat des municipations dont nous allons parler, c'est que les drogues ne sont pas exactement les mêmes partout, quoique sous les mêmes noms. Par exemple, on lit dans un petit Traité sur la miniature, que la terre de Cologne est une pierre tendre qu'on peut scier en crayons. Ce n'est point sous ce rapport que cette substance m'est connue. De même on trouve dans l'Encyclopédie imprimée à Genève, que 1a terre d'Ombre est une poudre, ce qui suppose qu'elle ne se tire pas en masse de la carrière. Ainsi d'une foule d autres exemples.
En un mot, elle a tous les caractères du safran de mars préparé par le soufre. Nous verrons plus bas le moyen d'assurer la couleur de la terre d'Ombre & de la terre de Cologne.
44. Au reste, on donne souvent du bistre pour de la terre de Cologne. Le bistre est une préparation tirée de la suie des cheminées, & qu'il faut laisser aux enlumineurs.
45. Enfin le noir d'ivoire est la terre des os, ou même de l'ivoire, qu'on a calcinés à feu clos. On peut y joindre celui que fournit le charbon des bois les plus communs, tels que le chêne, l'ormeau, le charme, le peuplier, la vigne & autres. Tous ces noirs là sont très solides.
46. Ici finit l'énumération des substances nécessaires à la composition des crayons en pastel. On sera peut-être surpris que nous les bornions à ce petit nombre. Mais il y a tout ce qu'il faut. L'opulence ne consiste pas à posséder beaucoup, mais à savoir user de ce qu'on a. Le pastel est riche avec peu. Nous avons fait mention, parmi les couleurs connues jusqu'à présent, des plus essentielles, & qu'on trouve partout. Nous en indiquerons tout à l'heure beaucoup d'autres, plusieurs même qu'on ne connaît point, avec le moyen de les tirer des substances qui peuvent les fournir.
47. Après avoir parlé de la nature des matières propres à la composition des pastels, il faut expliquer la manière d'en composer les crayons. La plus simple sera pareillement la meilleure.
Nous parlerons d'abord des couleurs principales, ensuite des nuances particulières.
48. La Peinture laisse à la Physique l'examen de savoir s'il y a plus ou moins de cinq, ou de sept couleurs primitives. Elle appelle indistinctement de ce nom les substances qui les fournissent. Le blanc même, chez elle, est une couleur. Cette manière de parler ne serait pas admise parmi les Physiciens. Mais ce n'est pas de la théorie des couleurs qu'elle s'occupe. Ce n'est pour elle qu'une vaine spéculation. Nous écarterons donc le plus qu'il sera possible, tout détail scientifique, en traitant du mécanisme & de la composition des pastels.
De la manière de composer les crayons & des diverses manipulations qu'exigent les différentes substances.
49. Parmi les matières propres à ce genre de Peinture, il y en a dont on ne parviendrait à tirer que des crayons aussi durs que le marbre, si l'on n'employait des moyens qui paraîtront bien simples, mais qui ne se présentent pas toujours les premiers, quand on les cherche.
50. Il faut remarquer ici que ces moyens, en même temps qu'ils sont indispensables pour rendre ces substances traitables au pastel, produisent le double avantage de les purifier, & pour le pastel, & pour la Peinture à l'huile ; c'est-à-dire d'assurer les couleurs, & de les rendre permanentes, en un mot de les mettre à l'abri de perdre leur fraîcheur & leur éclat. Ils peuvent donc prêter ici l'oreille, ceux des Peintres à l'huile qui sont jaloux de voir leurs ouvrages passer, tels qu'ils sortent de leurs mains, jusques dans l'avenir. Quand ce Traité n'offrirait que ce résultat, j'oserais déjà le croire de quelque utilité.
51. Les différentes substances dont nous venons de parler sont, les unes, des productions de la nature, les autres, des préparations de l'art. Plusieurs éprouvent du temps, des altérations funestes, & l'air en change la combinaison, suivant le degré d'influence qu'il a sur elles. Mais le feu prévient ses ravages sur les premières, & l'eau sur les secondes ; le feu, parce qu'il consume tout ce que le temps peut détruire, ce qui n'a pas besoin de raisonnement pour se comprendre ; l'eau, parce qu'elle dissout & retient les sels qui sont entrés dans leur composition & qui les altéreraient ; car, pendant qu'ils restent dans les substances, à la préparation desquelles ils étaient nécessaires, comme les stils de grain, les laques, le bleu de Prusse, ils s'abreuvent de l'humidité de l'air, & tombant en efflorescence, ils répandent sur la couleur une espèce de poussière, comme on peut s'en convaincre, en jetant les yeux sur les différentes espèces de vitriol, & plus encore sur la plupart des tableaux.
52. Mais un vice que le feu, ni l'eau ne peuvent détruire, c'est la disposition qu'ont beaucoup de couleurs, fournies par les chaux métalliques, à se revivifier en métal, aux émanations du principe inflammable dont elles sont dépouillées. Elles deviennent alors d'une couleur sombre, elles poussent au noir. De ce nombre sont presque toutes les chaux de plomb, de bismuth, de mercure & d'argent, provenant de la dissolution de ces substances dans les acides. Il faut donc bannir de la Peinture, autant qu'il se peut, toutes ces préparations-là, telles que la céruse, le blanc de plomb, les massicots, le minium, la litharge, le magistère de bismuth, en un mot toutes celles qui ne résistent pas à la vapeur du foie de soufre en effervescence avec un acide, puisqu'elles ne peuvent fournir que des couleurs infidèles, quelqu'apparence qu'elles aient en leur faveur. Le foie de soufre en est la pierre de touche. En le mêlant avec du vinaigre, on voit aussitôt si les substances qu'on expose à la vapeur ou fumée qu'il exhale, noirciront avec le temps.
(nb) Comme on ne trouve pas du foie de soufre partout, on pourrait désirer de savoir comment il se compose. On prend une once de fleur de soufre & deux onces d'alkali fixe. On les met dans un matras avec cinq ou six onces d'eau sur un bain de sable, on fait bouillir le mélange à petit feu pendant trois ou quatre heures, en le remuant de temps en temps. On le laisse refroidir, puis on le renferme dans une bouteille qu'on bouche bien. C'est du foie de soufre en liqueur. On peut le faire sans eau dans une capsule de terre en plus ou moins grande quantité. L'opération va plus vite. Il suffit de bien mêler sur le feu l'alkali fixe & la fleur de soufre. ( note contemporaine que nous rajoutons au texte de Chaperon : c'est du sulfure de potassium de formule K2S )
Nous allons bientôt en proposer d'autres qui ne seront pas sujettes au même reproche, surtout pour la Peinture à l'huile.
53. Il s'agit maintenant de faire l'application du principe ci-dessus à la préparation des couleurs pour la composition des pastels.
54. Observons d'abord, ceci dût-il paraître une répétition, qu'en général les crayons en pastel doivent tout simplement se faire en broyant avec de l'eau sur le porphyre les matières dont on veut les composer, après les avoir bien purifiées comme on va l'expliquer, & qu'ils doivent être bien friables, c'est-a-dire laisser leur empreinte sur le canevas au moindre frottement, sans avoir cependant assez peu de solidité pour se briser ou s'écraser dans les doigts.
55. Et voici le type d'après lequel on peut d'autant plus aisément se régler pour juger de la consistance qu'ils doivent avoir, qu'on en a
partout la matière sous la main. Prenez un charbon tout en feu, de quelque bois que ce soit, jetez-le tout brûlant dans de l'eau. Quelques moments après,
écrasez-le, tel qu'il est, sur un corps dur, & réduisez-le en pâte bien fine, au moyen d'un autre corps dur que vous passerez & repasserez plusieurs fois
dessus. Lorsque ce charbon fera bien broyé, ce que vous reconnaîtrez si vous ne sentez pas la pâte graveleuse sous le doigt, ramassez-le, & donnez-lui la
forme d'une cheville en le roulant sur du papier. Quand il sera sec, il vous donnera très certainement une idée juste de la consistance que doit avoir,
à-peu-près, tout autre crayon de pastel, de quelque espèce qu'il soit. Il formerait lui-même un bon crayon noir s'il avait été parfaitement broyé.
Ce point fixé, nous allons suivre en particulier chaque substance & commencer par les crayons blancs.
Des Crayons blancs.
56. La craie ou blanc de Troyes dont les crayons blancs doivent être composés n'éprouve point d'altération sensible de l'effet de l'air, à moins qu'elle ne fut exposée aux alternatives de la pluie & du soleil. Cependant pour la purifier il convient de lui donner la préparation suivante.
57. Réduisez-en poudre une livre ou deux de blanc de Troyes. Jetez-la dans un vase qui contienne deux ou trois pintes d'eau. Remuez la matière avec une baguette de bois ou de verre, jusqu'à ce qu'elle paraisse toute délayée. Laissez-la reposer deux ou trois minutes pour donner le temps aux parties grossières de se précipiter. Versez la liqueur toute trouble dans un autre vase, & laissez le précipité qui n'est que du sable. Quand l'eau sera devenue claire, jetez-en la majeure partie sans agiter le vase, ensuite versez tout ce qu'il contient dans plusieurs cornets de parchemin ou de papier dont vous aurez assujetti les circonvolutions avec de la cire à cacheter. Suspendez-les ensuite quelque part, & repliez un peu le haut des cornets pour empêcher la poussière d'y pénétrer. S'il est resté des parties graveleuses, elles se déposent au fond par le repos. Quelques heures après l'eau sera bien éclaircie, & vous pourrez percer les cornets au-dessus du sédiment pour la faire écouler. Quand la craie ne sera plus trop liquide, vous lierez les cornets dans leur partie inférieure avec un fil pour séparer les parties grossières qui s'y sont précipitées, & vous répandrez le reste sur le porphyre, pour l'y faire broyer. Lorsque vous jugerez que la craie est réduite par la molette en particules très fines, vous la ferez ramasser, en petits tas, avec le couteau, fur du papier joseph ou lombard ; (c'est du papier fabriqué sans colle). Quelques moments après vous pourrez facilement pétrir dans les doigts chacun des petits tas, & les rouler sur cette espèce de papier pour les mettre en forme dé crayons. D'ordinaire on leur donne à-peu-près la longueur & la grosseur du petit doigt. On peut les faire sécher sur d'autre craie ou sur du papier.
58. Les marchands vendent, sous le nom de blanc d'Espagne, de la craie de Meudon, qui n'est pas, à beaucoup près, aussi blanche que celle de Troyes. On dit même qu'ils la font calciner comme de la pierre à plâtre, & l'humectent ensuite pour la pétrir en petits pains. On pourrait aussi l'employer au pastel, pourvu qu'un feu trop vif ou trop longtemps continué ne l'ait pas convertie en chaux vive.
59. La craie est par elle-même très friable. Si l'on désirait que les crayons fussent un peu plus fermes, ce que leur fragilité rend quelquefois nécessaire pour ceux qui commencent, il faudrait dissoudre un morceau de gomme arabique bien blanche, dans quelques goûtes d'eau pure, & la répandre sur la craie avant de la porphyriser.
60. On pourrait employer, au lieu du blanc de Troyes, le kaolin, cette terre blanche qui, réunie avec le pétunzé, compose la pâte de la porcelaine. Il y en a de vastes carrières dans le Limousin, près de Saint-Iriex, & dans le diocèse d'Uzés, non loin du pont Saint-Esprit en Languedoc. Cette substance n'éprouve aucune altération dans le feu. Tout me porte à croire qu'elle réussirait beaucoup mieux que la poudre de marbre dans la peinture à-fresque.
61. Le gypse ou pierre à plâtre & les spaths du même genre pourraient aussi fournir des crayons blancs, & quelquefois on en a mis dans le commerce à l'usage du pastel. Pour cet effet il suffirait de les calciner un quart-d'heure sous la braise & de les broyer ensuite un peu rapidement sur le porphyre avec de l'eau, car ces matières formeraient un corps aussi dur qu'avant d'avoir passé par le feu, si l'on négligeait de les broyer aussitôt qu'elles sont humectées. Mais le blanc qu'elles donnent est sujet à noircir à cause de l'acide vitriolique dont le gypse est composé. Le feu n'en enlève qu'une partie. Il faudrait décomposer entièrement le gypse & pour lors ce serait de la craie ordinaire.
62. La craie a très peu de corps & ne peut servir dans la Peinture à l'huile ; c'est ce que cette terre a de commun avec toutes les autres espèces de terre ou pierre calcaire. Il a donc fallu chercher dans les terres ou chaux fournies par les substances métalliques un blanc qui fit corps avec l'huile & n'en prit pas la couleur. On l'a trouvé dans la céruse ou blanc de plomb, dont on pourrait aussi composer des pastels en le broyant avec de l'eau.
63. Cette matière est une espèce de rouille blanche que donnent des lames de plomb, corrodées par la vapeur du vinaigre, sur lequel on les tient quelques jours suspendues dans des pots entourés de fumier.
(nb) La seule différence qu'il y ait entre la céruse & le blanc de plomb , c'est que la céruse est mêlée par les fabricants avec beaucoup de craie.
Beaucoup d'inconvénients sont attachés à ces sortes de préparations de plomb. Presque toujours elles occasionnent de violentes coliques à ceux qui les travaillent habituellement. Rien, par exemple, de plus dangereux que d'habiter un appartement peint depuis peu de temps avec des couleurs où il en est entré. Ce blanc a même, comme beaucoup d'autres chaux métalliques, le défaut de noircir dans des lieux exposés à des vapeurs capables de revivifier leur principe de métallisation, quoiqu'il soit défendu par l'huile. Dans un clin-d'oeil la vapeur du foie de soufre tourne au brun le blanc de plomb le plus pur.
64.Tant d'inconvénients font désirer depuis longtemps qu'on pût trouver un autre blanc pour la Peinture à l'huile. On peut s'étonner que l'usage du plomb n'ait pas conduit par analogie à l'épreuve d'une autre chaux métallique encore plus commune, & qu'on nomme la potée ou cendre d'étain. Cette chaux est grise, mais elle devient, par un violent coup de feu, de la plus grande blancheur. Peut-être a-t-on pensé qu'elle se vitrifiait en se blanchissant, parce qu'elle sert, réunie avec celle du plomb, dans l'émail de la poterie. Mais il est évident que, dans ce cas, l'émail n'aurait aucune blancheur, & serait transparent. Le plomb seul se vitrifie, & la chaux d'étain, qui n'est qu'interposée, sert de couverte. Il est vrai que cette chaux, déjà très dure, le deviendrait encore plus après avoir été blanchie par le feu ; mais elle pourrait être broyée d'avance, & n'en aurait pas moins la propriété de former pour la Peinture un blanc à jamais inaltérable.
65. Quoiqu'il en soit, il existe une autre chaux métallique toute préparée, & qu'on peut employer à l'huile sans aucun des inconvénients attachés aux préparations du plomb. C'est la neige ou fleurs argentines, du régule d'antimoine, c'est-à-dire la chaux de ce demi-métal sublimé par le feu. Cette neige, lorsqu'elle est recueillie avec soin, fournit un blanc superbe. Elle a tout le corps nécessaire à l'huile, et n'est point susceptible d'altération, quoique beaucoup d'autres chaux produites par ce demi-métal soient très sujettes à noircir, telles que le bézoard minéral, le précipité rouge, la matière perlée & plusieurs autres. En général les chaux métalliques, obtenues par voie de sublimation, ne dégénèrent point. L'on en trouve à Paris chez presque tous ceux dont la profession a quelque rapport à la Chimie, tels que les Maîtres en Pharmacie. Mais il faut choisir : elle n'est pas très blanche ou très pure chez quelques-uns. Supposé qu'on ne fut pas à portée de s'en procurer, voici comment cette neige peut se faire. Mettez du régule d'antimoine, par exemple une livre, dans un creuset dont l'ouverture soit un peu large. Que cette ouverture soit séparée du foyer par quelque corps intermédiaire, afin que la poussière des charbons ne puisse pénétrer dans le creuset. Assujettissez-le pour cet effet avec des tuileaux dans une situation inclinée, enfin couvrez-le d'un autre creuset semblable, & faites rougir à blanc celui qui contient le régule. En très peu de temps le couvercle se remplira de très petites paillettes blanches & brillantes qu'on peut ramasser, en mettant un autre couvercle à la place du premier. C'est la neige dont il s'agit. Il faut continuer le feu jusqu'à ce que tout le régule se soit converti de la sorte, en flocons de neige ou de suie blanche. On doit prendre garde qu'il ne s'agit pas d'antimoine cru, mais de régule d'antimoine.
66. Indépendamment de la neige ou fleurs argentines du régule d'antimoine, on peut se servir aussi de ce que les Alchimistes avaient nommé pompholix, nihil album, laine philosophique, en un mot des fleurs de Zinc. Les vapeurs les plus méphitiques, le feu même, ni le contact du foie de soufre ne leur causent pas la moindre altération. Je garantis, en un mot, les fleurs de Zinc comme le meilleur blanc qu'on puisse employer à l'huile ; ces fleurs ne font autre chose que la chaux de ce demi-métal qu'on obtient aussi par sublimation de la même manière, à-peu-près, que la neige du régule d'antimoine, & valant encore mieux. Cette suie, du plus beau blanc, se forme quand on enflamme du Zinc, & se rassemble dans le vase & contre les parois du couvercle ; mais il y a souvent des flocons jaunes & gris. Il faut choisir les fleurs les plus blanches, & même les purifier de la même manière que la craie , afin de précipiter au fond de l'eau toutes les parcelles du métal qui, sans se convertir en chaux, se seraient élevées avec les fleurs. Au surplus, je dois prévenir qu'il ne faut pas faire ces sortes de sublimations dans un lieu trop fermé. La fumée en est suffocante comme la vapeur du charbon. Les fleurs de Zinc ont même passé pour avoir de l'éméticité. Mais cet effet est assez douteux. Rien du moins ne prouve qu'elles l'aient produit, lorsqu'on n'en a pas pris en substance ; & jamais ceux qui les préparent ne se sont plaints d'en être incommodés.
67. Un observateur très exact des phénomènes de la Chimie,
(nb) Chymie expériment. par M. Baumé.
ayant séparé la terre de l'alun de tout l'acide vitriolique avec lequel cette terre est combinée, proposait de l'employer à la place du blanc de plomb. Mais elle n'a point de corps à l'huile, en très peu de temps même elle devient fort brune, ce qui ne doit pas surprendre, vu l'extrême avidité que l'on connaît à la terre de l'alun de s'emparer des principes colorants. Puisque cet écrivain tournait un instant ses recherches du côté de la Peinture, pour lui procurer ce qui lui manque , un blanc sans reproche, comment ne pensait-il pas aux fleurs métalliques ? Il les avait sous les yeux.
68. D'un autre côté, quelques écrits publics
(nb) Encyclopéd. méthod. verb. couleurs.
ont annoncé depuis trois ou quatre ans qu'on a trouvé dans le Zinc un autre blanc qui n'a point les mauvaises qualités des chaux de plomb. C'est à M. de Morvau, très connu par ses talents dans plus d'un genre, car le génie embrasse tout sans efforts, que les Arts le doivent. On ne peut douter qu'en effet, dès qu'il provient du Zinc, il ne soit à l'abri de toute altération, les chaux de cette substance étant naturellement très irréductibles ; pressé pur l'intérêt qu'inspire le progrès de nos connaissances, j'en envoyai chercher dans le temps au dépôt indiqué. Je le trouvai très solide. Il y a plusieurs procédés pour convertir le zinc en chaux blanche ainsi que la plupart des autres demi-métaux, indépendamment de la sublimation. J'ignore celui qu'emploie M. de Morvau. Si ce ne sont pas des fleurs de Zinc, mêlées avec de la craie, il serait fâcheux que son procédé vint à se perdre. Le dépôt ayant passé depuis dans d'autres mains, je l'ai cherché longtemps, afin de l'indiquer ici, mais inutilement. J'ai pris enfin le parti d'écrire au sieur Courtois, au laboratoire de l'Académie, à Dijon, qui l'y prépare, d'après les procédés de M. de Morvau. Sa réponse du 15 mai dernier, m'apprend que ce dépôt à Paris, est chez le sieur Cortey, droguiste, aux armes de Condé, rue de Grammont, quartier de la Comédie Italienne. Il le vend en paquets d'une livre, sur le pied de quatre francs, & quatre livres dix sols le paquet, tout cacheté.
69. Les Peintres à l'huile peuvent donc employer ce blanc avec la plus grande confiance, au lieu de celui que fournit le plomb. Toutes les autres préparations qu'on trouve dans le commerce pour ce genre de Peinture, ne sont que des chaux de ce dernier métal, sous quelque nom qu'elles soient déguisées, blanc superfin, blanc d'Autriche ou de Chreminits, blanc léger, etc. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à les mettre sur le feu quelques moments, elles deviendront bientôt d'un jaune safrané. Mais, si le charbon les touche, il ne tardera pas à les noircir en revivifiant la matière métallique , & c'est ce qui n'arrivera pas au blanc de Zinc.
70. On peut en composer aussi des crayons pour le pastel, & l'employer, soit pur, soit en mélange avec d'autres couleurs. Il y réussira très bien, surtout si l'on se propose de fixer le pastel.
71. Au reste, les Peintres à l'huile trouveront peut-être que les différentes espèces de blanc dont je viens de parler, ne sèchent pas assez vite, & voudront les gâter avec leur huile siccative. En ce cas, ce ne serait pas la peine d'employer d'autre blanc que celui dont ils ont coutume de se servir, puisque cette huile est préparée avec des chaux de plomb ; telles que le minium, le sel ou sucre de saturne, la litharge, ou même avec de la couperose blanche,
(nb) C'est du vitriol de Zinc, c'est-à-dire du Zinc dissous par l'acide vitriolique.
ce qui ne vaut pas mieux, attendu l'extrême disposition de l'acide vitriolique à se rembrunir. Ainsi tout cela reviendrait au même.
72. Le moyen d'avoir une huile qui sèche bien, c'est de faire concentrer un peu celle de noix, en la faisant bouillir une heure au bain-marie. On peut en essayer d'autres. Je me contenterai d'indiquer celle de Copahu. Nette, limpide, odoriférante, cette huile m'a paru sécher très vite, même avec les couleurs les moins siccatives. On pourrait y mêler un peu d'huile de noix ou de lin. Mais après tout, les blancs que je viens d'indiquer sèchent en fort peu de temps, quoique peut-être un peu moins promptement qu'avec le secours de la litharge & des autres préparations de Saturne.
73. Dans la classe des blancs dont j'ai parlé, je n'ai point fait mention de celui qu'on peut tirer du bismuth, dissous par l'acide nitreux, & précipité de ce dissolvant par l'eau pure. Ce blanc serait très beau, mais rien n'égale sa fugacité. Les moindres vapeurs le dégradent & le ramènent à la couleur métallique ; aussi le blanc dont la plupart des femmes se servent à la toilette, & qui n'est que le même précipité, sous le nom de Magistère de bismuth, les expose-t-il à paraître tout-à-coup, lorsqu'elles s'approchent des endroits où il y a des substances en fermentation, beaucoup plus brunes qu'elles ne l'étaient naturellement.
74. Les Parfumeurs préparent une autre espèce de blanc qu'ils leur vendent sous le nom de lait virginal. Ce n'est que du benjoin, résine dont l'odeur est agréable, qu'ils ont fait dissoudre dans l'esprit de vin. Quelques goûtes de cette dissolution, dans de l'eau pure, la rendent en effet laiteuse, résultat que produiraient la plupart des autres résines. Ce blanc est très innocent, mais très inutile. Répandu sur la peau, l'esprit de vin se dissipe, l'eau s'évapore, il ne reste sur le visage que la résine, qui reprend sa couleur naturelle, & ne conserve aucune blancheur.
75. Les meilleurs cosmétiques, dont elles pussent faire usage, sont, en premier lieu, la magnésie du sel d'epson, délayée avec un peu de gomme arabique & d'eau. C'est une terre très légère & de la plus grande blancheur, qui n'est ni argileuse ni calcaire, & qui ressemble au kaolin ? Cette substance n'a pas la moindre qualité malfaisante. Elle est très utile, au contraire, prise intérieurement, quand il s'agit d'absorber les aigres de l'estomac. La gomme arabique est également très innocente, & n'est là que pour la faire adhérer à la peau. Ce blanc, étendu fur le visage, ne paraîtra pas d'abord, mais seulement quand il sera sec. Il est bon d'y joindre une légère pointe de rouge végétal ou de carmin, pour en éteindre la trop grande blancheur, & le rapprocher davantage de la couleur de chair. Si peu qu'on s'essuie le visage avec un linge, il n y restera que ce qu'on n'en voudra pas ôter.
76. En second lieu, les fleurs de zinc dont j'ai parlé ci-dessus, n°. 66, on peut les employer au même usage, sans craindre qu'elles altèrent la peau. L'on doit les choisir bien blanches. Mais quand il y aurait quelque mélange de jaune, elles n'en vaudront pas moins, pourvu qu'il ne domine pas. Il faut commencer par étendre sur le visage un peu de pommade ordinaire. Par ce moyen, cette poudre s'attachera fort bien fur la peau. Cette méthode-ci vaut encore mieux que la précédente. Le blanc de zinc dont j'ai parlé, n°. 68, & qui se vend chez le sieur Cortey, droguiste, rue de Grammont, fera le même effet. Mais il faut auparavant le bien écraser. Il convient de mêler également un peu de rouge avec ces sortes de blancs tirés du zinc. La magnésie ne saurait s'employer avec de la pommade. Quant à la neige d'antimoine dont j'ai fait mention, n°. 65, il ne faut pas s'en servir au même usage.
77. Si je suis entré dans ce détail, on ne doit pas s'en étonner, puisque je traite de la Peinture. D'ailleurs un grand nombre de jeunes femmes, soit par curiosité, soit par prévoyance, m'ont demandé là-dessus des éclaircissements. Je ne leur ai pas dissimulé qu'il est impossible de préparer un blanc qui n'ait pas sur la peau l'air un peu farineux, & qu'il faut tâcher de se procurer, pour remplacer un jour la fraîcheur de l'âge, des agréments dont le temps ne fasse qu'augmenter l'éclat au lieu de les flétrir. Il n'en a pas moins fallu céder à leurs instances & ce que j'ai fait pour elles, je le fais pour toutes les autres, afin que du moins elles n'emploient pas des drogues dangereuses ou contraires à leur but.
78. Il serait aisé, par exemple, de composer une belle couleur de chair avec du mercure dissous dans l'acide nitreux, en le précipitant par une
substance animale, telle que l'urine. Mais un pareil cosmétique serait très funeste, & ne serait pas moins sujet à noircir que celui de bismuth.
Reprenons notre sujet principal, & passons à la composition des crayons jaunes pour la Peinture au pastel.
Des Crayons jaunes.
79. Il y a, sous le nom de couleur jaune, bien des nuances différentes, celle du soufre, du citron, de la jonquille, celle du jaune, proprement dit, ou couleur d'or, l'orangé, l'aurore, enfin le souci, qui fait le passage du jaune au rouge.
80. C'est par des mélanges que se composent dans le pastel la plupart de ces nuances. Or nous ne parlons, quant à présent, que des couleurs principales. Nous allons donc nous borner, dans cet article, aux matières qui les fournissent, & parler, en premier lieu, de l'ocre jaune.
81. Quoique cette ocre, non plus que la craie, n'éprouve aucune altération de l'influence de l'air, il est beaucoup plus indispensable de la purifier pour la dépouiller dé toutes les particules de fer & de gravier qu'elle contient en plus ou moins grande quantité. Les ocres d*ailleurs sont toujours mêlées d'un peu d'acide vitriolique, ce qui rend la précaution de les purifier encore plus indispensable. On ne doit jamais laisser dans les couleurs aucune espèce de substance saline, & ceci regarde indistinctement tous les genres de Peinture, auxquels on attache quelqu'importance, mais principalement la Peinture à l'huile.
82. Il faut donc délayer l'ocre dans un grand vase de faïence, avec beaucoup d'eau, verser ensuite l'eau, toute trouble, dans un autre vase, après l'avoir laissée reposer un instant, pour laisser les parties grossières se précipiter. On jettera ce sédiment, qui n'est que du fer ou du sable. Une heure après, l'ocre, suspendue dans l'eau, sera déposée. Jetez l'eau, mettez en de nouvelle, & délayez, puis versez l'eau, toute trouble, dans des cornets de parchemin que vous suspendrez au dos d'une chaise. Lorsque l'ocre sera rassemblée dans le cornet, séparez-la, par une ligature, d'avec le sablon qui s'est précipité le premier, & qui n'est bon que pour le peinturage des boiseries, & faites-la porphyriser après avoir jeté l'eau. Vous en formerez des crayons, aussitôt qu'elle sera maniable & pourra se pétrir ou se rouler sur le papier, sans s'attacher aux doigts. En un mot, c'est la même opération que celle dont nous avons parlé sous le n°. 57 au sujet de la craie.
83. L'ocre brune ou de rue, & la terre d'Italie, doivent être traitées de la même maniéré. Il faut les bien purifier avant de les porphyriser & de les mettre en crayons.
84. Les marchands de couleurs vendent ces substances toutes broyées à l'eau. Mais ils se sont contentés de les porphyriser toutes brutes, & sans les purifier par le lavage. Il reste par conséquent beaucoup de particules de fer, qui, quoique bien atténuées par la molette, peuvent, outre l'acide vitriolique , altérer les couleurs après l'emploi dans la peinture à l'huile.
85. Parmi les ocres brunes, il y en a une, connue sous le nom de terre de Venise ou de Sienne. Elle est très compacte, semblable dans sa cassure, à la terre d'ombre, ou plutôt à la gomme-gutte, c'est-à-dire luisante. Elle est de couleur cannelle mordorée. Cette matière a de l'apparence, & l'on en fait beaucoup d'usage dans la peinture à l'huile; mais elle ne vaut rien, quoique fort chère.
(nb) Elle se vend à Paris jusqu'à vingt-quatre francs la livre.
C'est du fer, dissous par les acides minéraux, tel qu'en produisent les fabriques de vitriol. On croirait, à la voir, qu'elle a beaucoup plus d'intensité que l'ocre brune. Mais outre qu'elle est bien moins solide, elle prend le même ton sous la molette, & calcinée, elle y devient beaucoup plus orangée.
86. Il est aisé d'avoir une ocre factice plus pure & plus belle. On met sur l'herbe, à la rosée, de la limaille de fer dans une grande assiette.
En peu de jours la surface de cette poudre se couvre de rouille. On la broie légèrement sur le porphyre avec un peu d'eau. La rouille se détache & l'eau s'en
charge. On la coule au travers d'un linge dans un autre vase. Quand l'ocre s'est précipitée par le repos, on jette l'eau. C'est ce qu'on appelle du
safran de mars.
La limaille d'acier, noyée dans l'eau pendant quelque temps, produit de même une autre espèce d'ocre d'un fauve très obscur & presque noir. C'est ce qu'on
nomme de l'éthiops martial. Cet éthiops, calciné sur le feu, devient d'un rouge brun très beau. L'on trouve du safran de mars & de
l'éthiops martial chez les Épiciers-Droguistes.
Venons au stil de grain.
87. Nous avons vu que c'est une préparation de craie qu'on a colorée en jaune avec le suc de la graine d'Avignon par le moyen de l'alun. On compose, à-peu-près de la même manière, pour l'usage de la peinture, plusieurs autres couleurs différentes, & c'est dans ce sens qu'on peut dire, avec un Écrivain d'une très grande réputation, mais que les sciences viennent de perdre, que « la plupart des pastels ne sont que des terres d'alun teintes de différentes couleurs ».
(nb) Histoire natur. des minér. par M. de Buffon, art. de l'alun.
En effet, si l'on met une certaine quantité d'alun dans une décoction de plantes colorantes, la terre de ce sel quitte son acide & saisit les principes colorants. Telle est la base principale des stils de grain.
88. Mais, comme il reste presque toujours dans cette composition des parties salines de l'alun dont il faut absolument la dépouiller, elle exige
des soins indispensables.
Après avoir bien fait laver le porphyre & la molette, précaution qu'il faut toujours prendre, chaque fois qu'on passe d'une couleur à l'autre, faites broyer le
stil de grain avec un peu d'eau. Jetez-le après cela dans une très grande quantité d'eau chaude bien pure. Délayez-le quelques instants avec une spatule ou
cuillère de bois, & laissez-le reposer un jour ou deux. Alors jetez l'eau sans agiter le vase, jusqu'à ce que le sédiment soit prêt à tomber, & versez-le, avec
l'eau qui reste, sur du papier à filtrer que vous aurez étendu sur un linge, par exemple un mouchoir, suspendu par ses quatre angles, ou sur une chaise, afin
de soutenir le papier. Quand le sédiment sera sec, il se lèvera de lui-même en écailles. Mettez-le sur le porphyre avec un peu d'eau, pour lui faire donner
quelques tours de molette, & le reste comme pour le blanc de Troyes, n°. 57. On peut même le broyer dès que l'eau sera passée au travers du filtre, & qu'il
n'en restera plus que ce qu'il faut pour tenir la pâte un peu liquide.
89. Toutes ces précautions-là sont indispensablement requises pour les stils de grain. Quelquefois même on est obligé de les arroser encore sur le filtre, avant qu'ils soient bien secs. Comme il entre beaucoup de sels dans ces sortes de compositions, d'un côté, les crayons seraient durs comme un clou, si l'on négligeait de les bien laver pour les dessaler complètement; de l'autre, la couleur, surtout à l'huile, ne manquerait pas de se charger tôt ou tard de cette efflorescence qu'on peut remarquer sur l'alun & les autres vitriols, ce qui ne peut que dégrader un tableau. C'est un soin que les fabriquants eux-mêmes devraient prendre avant de les mettre dans le commerce, mais ils s'en dispensent pour gagner davantage : le poids est plus fort & la peine moindre. De leur côté, les marchands qui vendent les couleurs en détail toutes préparées, soit à l'eau, soit à l'huile, ceux même qui composent les pastels, ne se doutent pas seulement de la nécessité de prendre cette précaution. Ces derniers, pour remédier à la dureté des crayons de stil de grain, se contentent de le broyer avec un peu d'esprit de vin. Je suis, à-peu-près, sûr que c'est là tout leur secret. L'esprit de vin rend effectivement ces matières-là très friables, malgré l'abondance des sels qui sont entrés dans leur composition. Mais on voit que cela ne suffit pas.
90. Au reste, ces sortes de crayons doivent plus particulièrement que les autres, sécher à l'ombre, vu que les stils de grain ne donnent pas une couleur indélébile. Je ne proposerai pas d'y substituer l'orpin jaune. Cette drogue est horriblement dangereuse, & la couleur n'en vaut rien, de quelque nuance qu'elle soit & quelque nom qu'elle porte ; car il y en a de soufre, de jonquille, & d'orangé, qu'on appelle orpin rouge, orpiment, réalgar.
91. Il y a pareillement dans le commerce des stils de grain de différentes nuances, depuis le citron jusqu'à l'orangé. Quelques marchands appellent celui-ci jaune royal. Ce jaune m'a paru tiré de la racine du curcuma, nommé autrement terra mérita ; cette couleur est peu solide. On en trouve sous le nom de stil de grain d'Angleterre. La puérile manie de donner ce nom à toutes les productions de l'industrie, s'est étendue jusqu'à la Peinture, quoique ce soit, dans cette matière surtout, le moins imposant de tous les titres. On emploie de même en Angleterre celui de France comme un passeport aux yeux de la multitude, les noms font les choses. Les compositions qu'on appelle de la sorte, sont ordinairement d'une couleur fauve ou mordorée, & se vendent quinze ou vingt sols l'once. Quelquefois elles sont de couleur de boue & se vendent encore plus cher. Il y en a même sous le nom de stil de grain brun, qui ne sont très souvent qu'un mélange de stil de grain jaune & de terre d'ombre, ou de bistre. C'est ce qu'il est aisé de voir en y regardant de près, ou, si la supercherie est assez bien déguisée, on peut s'en assurer en le faisant rougir sur le feu. Le véritable doit y devenir blanc avec quelques nuances de matière charbonneuse ; l'autre y prend la couleur de rouille de fer, ou celle du bistre. Quant au stil de grain jaune ou doré, le seul dont il s'agit dans cet article, un moyen de s'assurer s'il est bon, c'est d'en écraser avec du bleu de Prusse, un peu moins de ce dernier que de stil de grain. Ce mélange doit donner une poudre d'un beau vert, pur & net.
92. On trouve dans un écrit composé sur le peinturage, qu'on a quelquefois apporté de l'Inde une graine appelée d'ahoua, (ahouaï, sans-doute ; c'est une espèce d'apoçin dont le fruit est dangereux), & qu'on pouvait en composer un stil de grain jaune fort solide & fort beau. Nous aurions à désirer bien d'autres végétaux propres à la teinture. Tel est le cariarou, dont les feuilles pourraient fournir une couleur voisine de celle de l'écarlate ; les feuilles de l'alcana, sorte de troène d'Egypte, qui produisent encore un rouge solide. Les baies du balisier, plante de la Guyane, qui donnent un pourpre fort riche ; la racine du Mascapenna qui teint en cramoisi ; le tsai de la Cochinchine, plante qui, fermentée comme celle de l'indigo, dit M. Poivre, donne un vert d'émeraude très solide & très absorbant ; le bois du taauba , c'est une espèce de mûrier qui teint en jaune comme tous les arbres de la même classe. Mais, nous n'avons pas besoin, pour cette dernière couleur, d'aller chercher au bout de la terre ce que nous pouvons trouver dans nos champs. La nature y prodigue une foule de végétaux propres à la composition des stils de grain. C'est aux fabricants à tenter des essais dans ce genre. Nous foulons aux pieds beaucoup de substances dont on peut tirer des jaunes très brillants. Mais le point capital est de leur donner de la solidité. L'on n'emploie ordinairement dans cette vue que l'alun. Je crois que la préparation suivante remplira mieux ce but, surtout pour la Peinture à l'huile, & que les couleurs n'y perdront pas du côté de l'éclat.
93. Versez dans une carafe une once d'acide nitreux, & moitié moins d'acide marin. Ce mélange est ce qu'on nomme de l'eau régale ; ayez soin d'éviter qu'il ne vous en tombe sur les doigts. Joignez-y, s'ils sont très fumants, un petit verre d'eau de fontaine ou de rivière bien limpide. Faites dissoudre dans ce mélange de l'étain, soit de Malaca, soit de Cornouailles, réduit en petits fragments.
(nb) Le moyen le plus court de réduire ce métal en grenailles, c'est de le faire fondre sur le feu dans une cuillère de fer & de le verser, par gouttes, dans un vase plein d'eau.
Ajoutez de l'étain par intervalles, jusqu'à ce que le dissolvant n'agisse plus. Alors mettez la carafe sur la cendre chaude, pour que l'eau régale achève de se saturer.
94. Les plantes avec lesquelles on a coutume de composer des stils de grain, donneront un jaune, un peu moins brillant peut-être avec cette dissolution, mais plus permanent qu'avec l'alun. Faites bouillir, par exemple, à petit feu, pendant une demi-heure, dans deux pintes d'eau de fontaine, une poignée de petites branches de peuplier d'Italie, coupées en petits morceaux. Ajoutez ensuite à la décoction, deux poignées de tiges de gaude fraîche, ou même sèche, telle que la vendent les Épiciers. Laissez la bouillir quelques instants, & joignez-y cinq ou six gros de sel de tartre en poudre, avec une petite cuillère de sel commun ; laissez un moment la décoction devant le feu, mais sans bouillir, & coulez-la dans un plat de terre au travers d'un linge. Versez dedans, goutte à goutte, & par intervalles, cinq ou six gros de la dissolution d'étain dont nous avons parlé n°. 93. Quand l'effervescence aura cessé, faites chauffer le plat, afin qu'une grande partie de l'eau s'évapore. La chaux métallique, versée dans la décoction, lâche son dissolvant, saisit les molécules colorantes, les retient & se précipite incorporée avec elles, pendant que le dissolvant, qui s'unit à l'alcali du tartre & du sel marin, nage dans la liqueur. Mais il faut le séparer du précipité. C'est ce qu'on peut faire par le moyen de la filtration, l'eau passe au travers des pores du papier gris ou lombard, entraînant avec elle tous les sels qu'elle tient dissous, & laisse le précipité qui forme une laque jaune. Il est bon de l'arroser encore sur le filtre & même abondamment, pour achever de le dessaler.
95. Ce serait un véritable stil de grain si l'on mettait dans la décoction de gaude un peu de craie bien broyée avant que d'y jeter la dissolution d'étain. La composition par ce moyen serait plus volumineuse, mais c'est tout ce qu'elle y gagnerait, quoiqu'il soit vrai néanmoins que les substances alcalines exaltent presque tous les jaunes.
96. On peut substituer à la gaude une herbe encore plus commune, la fumeterre. On la trouve dans les jardins & chez tous les herboristes. Verte ou sèche il n'importe. Le jaune est, à-peu-près, comme celui de la gaude, & non moins durable.
97. Les plantes qui suivent donneront aussi des jaunes francs, jonquille, souci, mordorés, ou verdâtres également solides.
Le bois du sumac de Virginie.
Les petites branches des alaternes.
Celles de l'arbre aux anémones.
Celles du thuya de Canada.
L'écorce du peuplier d'Italie ainsi que ses nouvelles branches.
La tige & les feuilles de la Sarrete.
Les fleurs encore fraîches ou séchées à l'ombre du jonc marin.
L'oeillet d'Inde, tige, feuilles & fleurs.
La graine d'Avignon.
La grande camomille ou oeil de boeuf.
Le bois de Fustel.
La racine de curcuma, ou terra merita.
98. C'est de la graine d'Avignon bouillie avec l'alun, comme on l'a remarqué plus haut, que se compose ordinairement le stil de grain. Les trois plantes qui la suivent, dans l'ordre ci-dessus, donnent un jaune moins solide que celles qui l'y précèdent. Celles-ci qui seraient excellentes pour la teinture, suivant des épreuves qu'on en a fait avec la dissolution de bismuth,
(nb) Recueil des procédés sur les teintures de nos végétaux, par M. d'Ambourney, Paris, chez Pierre, 1786.
fourniront de même, traitées avec celle d'étain, de très bonnes couleurs de différents tons de jaune, pour tous les genres de Peinture, excepté la fresque & l'émail. Il n'y faut pas employer pour base la chaux de bismuth, parce qu'elle est très sujette à se dégrader.
99. Quant aux minéraux propres à fournir le jaune, indépendamment des ocres, il se trouve dans le diocèse d'Uxèz en Languedoc , tout près d'un endroit appelé Cornillon, une terre très fine, d'un jaune citron, dont la couleur résiste au feu.
(nb) Histoire natur. du Languedoc, par M. de Gensfane, page 158, 159.
Comment n'en a-t-on pas mis dans le commerce ? Est-il si difficile de s'en procurer ? Peut-être n'aurait-elle point de corps à l'huile; mais au moins ce serait une importante acquisition pour la fresque, le pastel, la détrempe & la faïencerie.
100. On se sert communément dans tous ces genres de Peinture, du jaune de Naples, en Italie giallolino, petit jaune. Un grand nombre de Physiciens & de Chimistes ont tâché de deviner quelle peut être cette préparation, dont on a prétendu qu'une feule famille napolitaine possède le secret ;
(nb) Mém, de l'Acad. des Sciences, ann. 1766, pag. 303. == Dictionnaire d'Hist. Natur. verb. ochre. == Voyage d'un François en Italie, par M. de la Lande, tom. 6, pag. 396. == L'Encyclopédie, etc.
cependant nous avons en France quelques fabriques de faïence & de porcelaine qui le possèdent également, de sorte qu'on va chercher à Naples ce qu'on pourrait trouver ici ; mais chacune d'elles en fait un grand mystère. On veut pouvoir se négliger impunément sur la bonté de la matière & sur le travail, sans avoir de concurrence à craindre. Ce secret, le voici. Douze ou treize onces d'antimoine, huit onces de minium, quatre onces de tutie. On pulvérise bien ces drogues. On les passe au tamis pour les mieux mêler. On les met, de l'épaisseur de deux doigts, sur des assiettes non vernissées & couvertes d'une feuille de papier. Ces assiettes, on les place dans le four de la faïencerie, au-dessus de toutes les casettes, immédiatement sous la voûte. Quand la faïence est cuite, on retire ce mélange. Il est dur, graveleux, & d'un jaune assez vif, mais qui devient citron, presque chamois, lorsqu'il est porphyrisé. Voilà le jaune de Naples. Si l'on voulait en composer des pastels, il suffirait de le broyer à l'eau pure. Il faut le broyer longtemps. On peut garantir la solidité de cette couleur, employée en émail ; mais à l'huile, non, les Artistes se plaignent qu'elle devient verdâtre, lors surtout qu'on l'amasse avec un couteau de fer sur le porphyre ou sur la palette.
101. Le mercure, dissous à l'aide du feu par l'acide vitriolique, fournit une préparation d'une couleur jaune très riche. C'est le turbith minéral, ou précipité jaune. L'on en trouve dans la plupart des pharmacies. Quelquefois il est d'un jaune pâle, quelquefois même un peu gris, Mais lorsqu'il est bien conditionné, plus on le lave, plus la couleur en est vive. Cependant je ne proposerai pas de l'employer dans la Peinture, car il n'est pas insensible aux vapeurs du foie de soufre. J'en ai d'une très belle couleur d'or sur lequel cette vapeur ne fait aucune impression, mais qui ne résiste pas au contact même de la liqueur. Si peu qu'elle y touche, le mercure est sur le champ revivifié.....
102. Le hasard, dans le moment même où j'en étais là, m'a fait apercevoir dans un bocal, chez un marchand de couleurs, une poudre jaune qu'il vend depuis deux ou trois ans, m'a-t-il dit, sous le nom de jaune minéral. J'en ai pris une once qui m'a coûté vingt sols. Quelques heures après, étant rentré chez moi, j'ai considéré ce jaune & l'ai reconnu pour du turbith mercuriel. Ce qui me l'avait d'abord fait méconnaître, c'est qu'il est d'une couleur un peu pâle. Je l'ai soumis à quelques épreuves pour m'en assurer. La vapeur du foie de soufre l'a, sur le champ, rembruni ; voilà donc le turbith minéral dans le commerce pour l'usage de la Peinture, sous le nom de jaune minéral ! Il était nécessaire qu'on sût à quoi s'en tenir là-dessus, & voilà pourquoi je luis entré dans cette explication.
103. Le bismuth, dissous par l'acide nitreux, forme des cristaux, qui, sur le feu, laissent échapper leur acide & se changent en une belle chaux de diverses nuances de jaune. Il y en a de soufre & d'orangé, suivant la plus ou moins grande proximité de la flamme ou la violence du feu. Je ne doute pas que cette chaux ne réussît mieux dans la poterie, au moyen de la couverte vitrifiée de l'émail, que le jaune de Naples, comme plus haute en couleur. Elle est très fixe, & se vitrifie même plutôt que de se volatiliser. Mais il ne serait pas possible de l'employer dans la Peinture à l'huile ; aux moindres exhalaisons putrides, elle devient noire, encore plus vite que le turbith mercuriel.
104. Il en est de même de toutes ies chaux du régule d'antimoine, à l'exception de la neige qu'il donne parla voie de la sublimation. J'en ai déjà parlé dans l'article précédent, n°. 65.
105. Mais le zinc peut fournir un très joli jaune pour lequel le même inconvénient n'est pas à craindre, Il suffit de le faire bouillir longtemps dans du vinaigre un peu fort. Il s'y dissout, forme des cristaux de sel qui n'attirent point l'humidité. Ce sel, mis sur le feu, dans une capsule de fer, détonne un peu, jette une légère flamme & se fond. Si l'on pousse le feu, l'acide s'évapore & la matière se convertit en une chaux de couleur jaune,
(nb) Traité de la Dissolution des Métaux, par M. Monnet.
c'est celle que prend aussi le mélange du cuivre rouge & du zinc, mélange qui compose le cuivre jaune ou laiton.
Comme les chaux de ce demi-métal sont très irréductibles, on peut croire que celle-ci fournirait toujours le jaune le plus solide qu'on pût désirer. On vient
de voir qu'il n'est pas difficile à faire.
106. Il serait inutile, après cela, de parler de quelques autres préparations de la même couleur, telle que les massicots. (
Il s'agit de monoxyde de plomb, PbO, qui peut être rouge dans sa forme α, la litharge, ou jaune dans sa forme β, le massicot. ) Ce sont de
véritables chaux de plomb qu'on peut obtenir en calcinant sur la braise, dans une pelle de fer, du blanc de plomb réduit en poudre. Il y prend diverses
nuances, depuis le soufre jusqu'à l'orangé, suivant les divers coups de feu qu'il reçoit; & c'est ainsi qu'on fait, avec des cailloux pulvérisés & des chaux de
plomb, des émaux & des pierres fausses très semblables à la topaze pour la couleur. On calcine les cailloux, on les éteint dans l'eau pour mieux les réduire en
poudre, on y joint de la potasse bien purifiée, du borax calciné, de la craie & du blanc de plomb. Ce mélange tenu sur un feu violent pendant neuf ou dix
heures, donne un cristal factice fort dur & fort beau. Ce cristal avec du minium ou mini, fait cette fausse topaze dont nous venons de parler. Avec de l'or,
dissous par l'eau régale & précipité par une dissolution d'étain, il fait des rubis faux, & des saphirs de la même espèce, avec du safre. Le safre est une
chaux du régule de cobalt. Un peu de safre & de précipité d'or sont avec ce cristal la fausse améthiste. Il joue l'émeraude avec du cuivre, dissous par l'acide
nitreux & précipité par l'alcali fixe, & l'hyacinthe avec une dissolution de fer par le même acide, etc. Pour revenir au massicot, il faut éviter surtout,
lorsqu'on tient, pour le faire, le blanc de plomb sur le feu, que les charbons le touchent. Ils l'auraient bientôt revivifié. Mais on doit éviter encore plus
d'en respirer la vapeur. Elle est funeste. En un mot, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est d'abandonner aux émailleurs & fabricants de poterie, ces
préparations de plomb ; puisqu'on peut s'en passer dans la peinture au moyen des indications que je viens de fournir, qu'on juge de leur effet par l'épreuve
que voici. J'avais mis a l'entrée de l'hiver, sur une carte, au bord d'une fenêtre qui donnait sur la rue,de la céruse que j'avais fait passer à la couleur
jaune un peu safranée par le moyen du feu. Quinze jours après, je trouvai ce massicot à l'extérieur totalement couleur de plomb.
C'est ainsi que si l'on écrit avec une dissolution de bismuth, faite par l'acide nitreux, cette écriture d'abord invisible, devient noire dès qu'on l'expose à
la vapeur d'un peu de foie de soufre sur lequel on a versé quelques goutes de vinaigre. C'est ce qu'on appelle de l'encre de sympathie. Ces sortes d'encres
peuvent avoir leur utilité. Mais quoique plus secrètes en apparences que l'écriture en chiffres, elles le sont encore moins. Un particulier
(nb) M. Coulon de Thévenot.
vient de composer une espèce d'alphabet au moyen duquel on écrirait avec la plus grande rapidité. Sa méthode peut trouver son application dans certaines circonstances. Personne, sans la clef, ne parviendrait jamais à déchiffrer cette écriture.
(nb) Voyez le peu de confiance qu'il faut donner à l'écriture en chiffres, dans les Mémoires du Cardin. De Retz, tom. 3.
Revenons au pastel, & passons à la composition des crayons rouges.
Des Crayons rouges.
107. Il y a, sous le nom de couleur rouge, comme sous celui de jaune, des tons divers. L'incarnat, l'écarlate, le rose, le cramoisi, le pourpre,
(nb) Un Auteur Anglais prétend que la couleur pourpre est ce qu'on nomme le cramoisi. Mais on voit que Perse & Juvenal, en parlant de la robe pourpre, la désignent presque toujours par le mot d'hyacinthe. Or la couleur d'hyacinthe n'est pas la couleur cramoisie. Elle est la même que celle du vin rouge. On peut voir encore Ovide, Métamorph., liv. 10, fab. 6, Dioscoride, etc. Ce qu'il y a de singulier, c'est que les lapidaires appellent du nom d'hyacinthe ou jacinthe, une pierre de couleur orangée. C'est ainsi que tout s'embrouille faute de définitions nettes & précises. Il est d'autant plus indispensable d'être fixé sur cette couleur, qu'il y a des Artistes qui l'ont supposée rose, comme on le voit dans l'Ecce Homo de Charles Coypel, à l'institution de l'Oratoire, rue d'Enfer. D'autres ont employé du bleu pour du pourpre.
etc. La couleur rouge proprement dite est la couleur du sang, elle est également éloignée du jaune & du violet. Nou ne parlons, en ce moment-ci, que des substances qui seules & sans mélange donnent le rouge.
108. Mettez dans le feu sur une pelle de fer, ou dans un creuset, une partie de cette ocre jaune dont nous avons parlé plus haut, n°. 81 & 82, après l'avoir laissée bien sécher. Il faut couvrir la pelle ou placer le creuset de manière que les cendres ne puissent tomber dedans. Lorsque l'ocre sera calcinée, & c'est une opération de cinq ou six minutes, elle sera d'un rouge briqueté. Nous la nommerons, en cet état, ocre rouge. Cette couleur, mêlée avec d'autres, peut servir dans certaines carnations, & ne changera pas. Si l'on veut composer des crayons d'ocre rouge, il suffit de la broyer sur le porphyre, avec de l'eau, comme l'ocre jaune.
109. L'ocre brune ou de rue, calcinée de la même manière, est d'un rouge plus obscur & plus profond. Nous lui donnerons, dans cet état, le nom de brun-rouge, dénomination que cette ocre porte en effet dans le commerce, lorsqu'on l'a calcinée dans les travaux en grand. Mais ce brun-rouge est plus ou moins beau , suivant l'espèce de l'ocre brune. Il est d'autant moins orangé, d'autant plus profond, que l'ocre est plus pure. Tels sont l'éthiops martial & le safran de mars. Cette couleur, comme la précédente, peut servir dans les carnations. Nous en parlerons plus bas. Il faut composer des crayons de ce brun-rouge pur, en le broyant avec de l'eau comme l'ocre jaune. Il donnera d'excellents pastels. La solidité des ocres de fer est à toute épreuve, dans quelque genre de peinture qu'on les emploie.
110. Je connais un habile Peintre de Rome qui tire celle dont il se sert du vitriol de mars ou couperose verte; il fait calciner ce vitriol une ou deux heures dans un feu de verrerie. C'est ce qu'on nomme du colchotar ; ou, lorsqu'il a été bien lavé, terre douce de vitriol. On en trouve chez tous les maîtres en Pharmacie. Mais il n'est jamais sans mélange, ni bien lavé, parce qu'alòrs il perdrait toute l'astriction qu'ils ont besoin de lui conserver. Au surplus, je doute qu'il soit possible de le dépouiller entièrement de l'acide vitriolique, ni par le feu, ni par le lavage, à moins qu'on ne mit du sel de tartre dans l'eau, précaution dont cet artiste ne soupçonne sûrement pas la nécessité. D'ailleurs, peu de vitriols de fer sont exempts de cuivre.
111. Le moyen le plus simple d'avoir une ocre semblable, ce serait de dissoudre du fer, des clous par exemple, dans l'acide nitreux. Il faut que le vase soit grand, parce que la dissolution se fait avec beaucoup de violence, & qu'elle passerait par-dessus les bords. Elle devient d'une couleur de brun-rouge, lorsqu'elle est bien chargée de fer. On la met sur le feu, dans un creuset découvert, pour faire évaporer l'acide. On peut l'enlever aussi par le moyen de la distillation dans une cornue. Pour lors on aura l'acide fumant, quoiqu'on l'eût employé faible. Il faudra de même laver l'ocre sur le filtre, pour achever d'emporter l'acide qu'elle pourrait avoir retenu. Mais l'éthiops martial & le safran de mars, valent encore mieux que tout cela.
112. Je ne parle point de la sanguine. C'est une autre espèce d'ocre de fer très argileuse. Elle est en masses, dure, compacte, grasse au toucher, comme les stéatites. On s'en sert communément pour dessiner ; mais on n'en fait point usage dans la Peinture. La sanguine, bien broyée à l'eau, compose des crayons infiniment meilleurs pour le dessin qu'ils ne le sont quand on se contente de la scier. Quelques gens se font un petit revenu de cette préparation, dont ils font un grand mystère à ceux qui ne veulent pas se donner la peine de la deviner. On peut, lorsqu'on broie la sanguine, varier le ton de ces sortes de crayons, destinés au dessin, par quelque légère addition, tantôt de cinabre, tantôt de terre d'ombre calcinée ; ainsi du reste.
113. A l'égard du minium, chaux de plomb torréfiée sur un grand feu, tout ce que nous en dirons, quoiqu'il soit d'un rouge très vif, c'est qu'il faut le laisser aux Peintureurs pour les roues de ces voitures utiles à certains égards, mais où bien des gens emprisonnent, per la dignita, les vapeurs & l'ennui qui les consument, & ne s'éveillent qu'au plaisir d'écraser les gens qui les nourrissent.
(nb) Voici la réponse qu'un Ouvrier fit, il y a deux jours, a l'un de ces Messieurs qui se courrouçait. « Volez, Monsieur, volez, mais laissez passer les gens qui sont plus pressés que vous, puisqu'ils ont leur vie à gagner. »
Les Peintres Anglais font pourtant beaucoup d'usage du minium, quoiqu'ils n'en voient sûrement pas dans les tableaux de Vandyck ni de beaucoup d'autres dont ils connaissent bien le prix depuis la fin du siècle dernier.
114. Le cinabre est d'un rouge à-peu-près écarlate, quand il est broyé. N'en prenez jamais qu'en pierre, comme je l'ai déjà dit. Pour en composer des crayons il suffit de le porphyriser avec de l'eau dans laquelle on aura fait dissoudre un morceau de gomme arabique. Ces crayons-là sont très pesants. On ne doit pas craindre que le cinabre change, même à l'huile, à moins qu'il ne soit mêlé de minium. Il est constaté que le mercure, dans l'état de cinabre, ne se prête à l'action d'aucun dissolvant, parce qu'il est défendu par le soufre, & ne conserve aucun caractère salin. Qu'on l'expose à la vapeur du foie de soufre, ou qu'on en verse dessus, il n'en reçoit pas la plus légère impression. Quelle vapeur assez putride pourrait donc l'altérer, s'il résiste à cette épreuve ? Presque tous les Peintres à l'huile, ceux de Londres, surtout, prétendent qu'il noircit : je le crois bien. C'est, pour l'ordinaire, du vermillon qu'ils emploient, c'est-à-dire un mélange de cinabre & de minium, qu'on a lavé peut-être avec de l'urine, comme le prescrit un petit livre composé sur la miniature, ce qui ne peut que disposer encore plus ce mélange à s'altérer. Or comment ne noircirait-il pas dans des villes chargées d'autant d'exhalaisons fétides que le sont Londres & Paris ?
(nb) Si Paris n'était situé dam le plus heureux climat, & baigné par les eaux les plus salubres de l'univers, ce serait un séjour éternel de peste, vu le peu de soin qu'on a pris dans tous les temps d'y donner de l'air aux habitations. Il semble même que, dans les endroits où les débouchés devraient avoir le plus de largeur, pour la facilité des communications avec la rivière, on ait affecté d'en faire autant de coupe gorges, & l'on ne peut concevoir à quel excès, les gens préposés pour surveiller les travaux à cet égard, ont porté l'impéritie ou la négligence. L'administration vient enfin de s'en occuper elle-même. Les rues s'élargissent, elles commencent à s'aligner, on ouvre des débouchés. Qui croirait que, dans le long intervalle du pont-neuf à la grève, il n'y a qu'une seule rue ? encore n'a-t-elle que dix huit pieds de largeur.
115. Quelques personnes ont imaginé de rembrunir le cinabre dans la Peinture à l'huile, en y mêlant de la résine connue sous le nom de sang-dragon. Si ce mélange est de peu de ressource, au moins n'a-t-il pas de grands inconvénients, les substances résineuses n'étant elles-mêmes que des huiles concrètes. En ce cas il faudrait choisir du sang-dragon des Canaries en larmes. Ces larmes sont dures, friables, rougeâtres, enveloppées dans des feuilles & grosses comme des noisettes. L'addition du carmin rend le cinabre plus sanguinolent.
116. Le carmin, dans le pastel, doit se traiter comme le stil de grain. Surtout il ne faut pas épargner l'eau pour le laver & le purifier, sans quoi les crayons seraient aussi durs que du corail. Si l'on voulait abréger, on pourrait, après l'avoir broyé simplement avec un peu d'eau, lui laisser le temps de sécher à demi, puis le détremper ou délayer avec de l'esprit de vin bien rectifié ; par cette méthode, les crayons seraient aussi friables qu'il est nécessaire ; niais elle ne vaut rien, du moins pour les Artistes. C'est qu'alors on ne peut le faire entrer dans d'autres crayons, pour différentes couleurs, telles que le violet, par exemple, à moins qu'on ne les composât de même avec l'esprit de vin, ou qu'il n'y entrât en fort petite quantité, parce qu'il les durcirait trop ; & d'un autre coté, c'est qu'il ne faut employer dans une composition de quelque mérite, surtout à l'huile, aucune couleur qui ne soit bien dépouillée de toutes les matières salines qui sont entrées dans sa préparation. Que faire d'un tableau farineux, sans fraîcheur, sans vie, dont le coloris louche, terne, insignifiant, ne présente aucun relief ? Il faut en convenir : aucun Peintre d'Italie n'a porté l'art du coloris plus loin que quelques-uns des Peintres Français. Mais la plupart négligent trop cette partie. Comment ne voient-ils pas que le coloris fait le plus doux charme de la Peinture ? Un poème, quelque bien conçu qu'en soit le plan, n'a point de lecteurs si le style en est faible ; ainsi dans la peinture, la meilleure composition, sans coloris, ne peut jamais être regardée que comme une esquisse. Peu de gens sont en état de juger si tel muscle produit, dans telle circonstance, tel ou tel effet ; mais le coloris appelle tous les yeux, &, comme il ne faut aucune étude pour en juger, il réunit d'abord tous les suffrages. Voyez le prix extravagant qu'on met aux bambochades anciennes & modernes. Quoi de plus maussade pourtant du côté du dessin comme du côté des grâces ? Mais il y a de la vérité dans le coloris, il est net, ce qui, joint avec le clair-obscur & le fini, fait le seul mérite de ces sortes de tableaux.
117. On concevra, sans-doute, par la manière dont je viens de m'exprimer, qu'il ne faut pas négliger le dessin, mais qu'il est, à-peu-près, dans la Peinture ce que la charpente est à la construction du navire, que l'art n'est que l'imitation de la nature, imitation qui ne peut être complète qu'autant que l'on produit, à l'aide de la couleur, ainsi que de l'expression, les mêmes effets qu'elle.
118. Revenons au carmin. Cette substance est d'un grand usage dans le pastel, surtout pour les carnations, la couleur en est vive, &, de tous les cramoisis brillants, c'est le moins fugitif.
119. Les Peintres à l'huile en font peu d'usage. La couleur naturelle de lacochenille est pourpre. Les fabricants y mêlent une décoction d'autour & de chouan. Ces ingrédients n'ont point de consistance, & ne donnent pas assez de corps au carmin, non plus que l'alun qu'on y emploie, & dont la terre est d'ailleurs susceptible d'altération.
120. Voici de quelle manière il serait bon de s'y prendre pour composer une espèce de carmin qui réussit à l'huile.
Faites bouillir à petit feu près d'une heure, une poignée d'écorce de bouleau ; passez la liqueur au travers d'un linge, & remettez-la sur le feu ; pulvérisez
un gros de cochenille & mettez-la dans le même vase. Après trois ou quatre bouillons, retirez-la, & versez la décoction dans un plat de faïence, pour la
séparer de la lie, à moins que vous ne préfériez de la passer au travers d'un tamis de crin. Pour-lors versez dans le plat goûte à goûte une certaine quantité
de dissolution d'étain semblable à celle dont nous avons parlé n°. 93. La cochenille se rassemblera bientôt en petits flocons d'un rouge de sang. Laissez la
reposer quelques heures, elle se précipitera d'elle-même. L'eau restera jaune. On peut la jeter par inclinaison, & verser le précipité sur le papier lombard.
Quelques moments après il faut répandre à plusieurs reprises sur le papier, mais à côté du précipité, beaucoup d'eau chaude, pour le bien laver & le dessaler
entièrement.
121. On donnerait à la fois au carmin, plus de corps & plus de solidité par cette manière de le préparer. Il résulte de quelques épreuves qu'on a faites,
(nb) Recueil de procédés sur les teintures de nos végétaux, par M. d'Ambourney, pag. 134 & 171.
que le suc de l'écorce du bouleau, verte ou sèche, fixe la couleur des bois de teinture, tels que le Campêche & le Fernambouc, toute fugitive qu'elle est : à plus forte raison peut-on compter que celle de la cochenille, beaucoup plus permanente, aurait toute la consistance nécessaire.
122. En effet, quelques gouttes de décoction de cochenille pure, sur du papier, deviennent, en séchant, d'un violet terne & sombre. Elles restent, sur le même papier, d'un violet rougeâtre & net, avec l'eau de bouleau.
123. Quant à la chaux de l'étain, dissous par les acides, on sait qu'elle n'éprouve point de changement. C'est pour cela que je la substitue à la terre de l'alun, beaucoup plus susceptible d'altération. S'il fallait d'ailleurs des autorités pour justifier cette préférence, je pourrais citer MM. Hellot, Scheffer, Macquer, Bergman, qui, depuis longtemps, ont indiqué l'étain pour les opérations de la teinture, au lieu de l'alun, principalement dans la teinture de cochenille.
124. Je dois prévenir au surplus que, quelquefois, on ne réussit point, & qu'il ne se fait pas de précipité. De sorte que l'eau ne passe pas au travers du filtre, & qu'au lieu d'être jaunâtre, elle reste couleur de sang. Il faut alors y joindre d'autre eau chargée d'alcali fixe pour opérer la séparation, ce qui même ne réussit pas toujours , lors, par exemple, que la dissolution d'étain qu'on emploie ne devient pas laiteuse par l'addition de l'eau pure. Dans la teinture, c'est tout le contraire. Le teinturier manquera son opération si sa dissolution d'étain devient laiteuse avec de l'eau, parce que la chaux métallique ne pénétrera pas alors dans les pores de la substance dont le tissu, qui doit recevoir la teinture, est composé. C'est une raison pour n'employer à cet usage qu'une dissolution d'étain faite par l'acide marin seul. cet acide, avec le secours d'un feu très léger, dissout fort bien l'étain. Je n'ai pas cru devoir omettre cette observation, quoi qu'étrangère ici, vu son importance. La plupart des Ouvriers ne tirent que des teintures médiocres des bois de Fernambouc, de Brésil & de Campêche, faute de connaître ce mordant qui leur donnerait des couleurs solides, en y joignant la décoction dé l'écorce de bouleau.
125, Dans la Peinture en émail on se sert du pourpre de Cassius, qu'on incorpore, ou qu'on attache à l'émail avec de la poudre de verre tendre. Le feu qui fond le verre, fixe le pourpre sur l'émail, mais sans vitrifier le pourpre, comme on pourrait se l'imaginer. Il en tempère seulement la couleur, en proportion de la quantité d'émail qu'on y joint, & lui fait prendre un ton plus ou moins rose, plus ou moins cramoisi, mais le pourpre en lui-même reste inaltérable. Ce pourpre n'est que de l'or dissous par l'eau régale & précipité par une dissolution d'étain. Comme un grand nombre d'Artistes ignore le moyen de le composer, j'ai cru leur rendre service de leur indiquer celui qui leur réussira le mieux. Le voici.
126. Dans une once d'acide nitreux, mettez une demi once d'acide marin. Voilà, comme je l'ai déjà dit, de l'eau régale. Composez-la toujours vous-même, & n'employez jamais de sel ammoniac, au lieu d'acide marin, quoiqu'on la prépare de la sorte assez communément. Vous coureriez le risque de faire de l'or fulminant par des mélanges ultérieurs qu'il n'est pas besoin d'expliquer, cela n'arrivera pas si vous la composez vous même, comme je viens de le dire. Chargez par degrés cette eau régale d'autant de feuilles d'or qu'elle en pourra dissoudre. Je parle des feuilles d'or en livret, qui se vendent à Paris environ quatre francs chaque livret de vingt-quatre feuilles d'or & de six pouces en carré.
127. D'un autre côté, faites dans une carafe une autre eau régale semblable à la précédente. Joignez à ce dissolvant près d'une once d'eau bien
pure, afin de l'affaiblir. Il faut un peu plus d'eau, si les acides sont très concentrés & fumants. Jetez-y quelques fragments d'étain de Malaca. Celui de
Cornouailles produit le même effet s'il est pur. Mais n'y projetez l'étain que successivement par très petites portions, la dissolution doit s'en faire très
lentement pour éviter qu'elle devienne laiteuse. On peut, dans cette vue, placer la carafe fur une assiette pleine d'eau fraîche. Au reste, il faut toujours la
composer soi-même, comme celle de l'or. Cette dissolution faite, répandez-en cinq ou six gouttes seulement dans un grand verre plein d'eau. Joignez-y dix ou
douze gouttes de dissolution d'or. Sur le champ l'or deviendra pourpre plus ou moins violet, car, sur vingt essais, les nuances ne sont presque jamais
semblables. Il y a même du hasard dans cette combinaison. Si le pourpre ne se montre pas tout de suite au fond du verre, ce qui peut arriver lorsqu'on n'a pas
employé de l'eau bien pure, il faut plonger dans le verre, au bout d'une plume neuve, un morceau d'étain & l'y promener quelques instants. L'or se rassemblera
tout autour en nuages vineux. Mais ce moyen même est inefficace, lorsque la dissolution d'étain devient blanche ou laiteuse dans l'eau. Ce qui le prouve, c'est
que dans ce dernier cas, n'ayant point obtenu de pourpre, je l'ai fait paraître sur le champ par l'addition de celle qui restait limpide, quoique mêlée avec de
l'eau commune de rivière. Il faut donc réserver pour d'autres usages la dissolution d'étain qui ne se trouverait pas propre à celui-ci.
Quelques moments après que le pourpre s'ést formé, versez dans un autre grand vase tout ce qu'il y a dans le verre, & continuez de la sotte jusqu'à ce que
toute la dissolution d'or & celle d'étain soient épuisées. Le pourpre se précipitera de lui-même insensiblement dans ce vase, & pour lors il faudra verser par
inclinaison le plus d'eau qu'il sera possible du vase qui contient le précipité, mais éviter qu'il ne s'échappe, & la remplacer par d'autre, afin d'emporter
les acides nitreux & marin par un lavage abondant. L'eau qu'on n'aurait pas pu jeter sans qu'elle entraînât une partie du précipité, pourra s'évaporer au
soleil, & le pourpre, en se desséchant, se lèvera de lui-même en écailles.
128. Le manganèse fournit également, dans la Peinture en émail & dans la poterie, une couleur pourpre, mais inférieure à la précédente. On peut croire cependant que nos Pères connaissaient des moyens faciles de se procurer pour cet usage des cramoisis d'une grande beauté, comme on le voit dans les vitraux de plusieurs anciennes églises. Au reste, on prétend
(nb) Chymie expérim. & raisonnée , par M. Baumé, tom. 3, article de l'or. Voyez aussi le Dictionn. de l'industrie.
qu'une dissolution d'or peu chargée, donne, avec l'alcali fixe, un précipité d'un cramoisi beaucoup plus pur que celui de Cassius, & qu'il suffit, pour empêcher l'or de se revivifier dans le feu, d'y joindre une très légère partie de dissolution d'étain par l'eau régale, avant de le précipiter par l'alcali fixe. On suppose encore que l'or, précipité de son dissolvant par le mercure dissous dans l'eau régale, donne dans l'émail une couleur écarlate.
(nb) L'art de la Peinture sur verre, pag. 162.
Je trouve enfin dans les Mémoires de l'Académie des Sciences
(nb) Année 1746, pag.232.
que l'argent dissous par l'acide nitreux & précipité par le sel neutre arsenical, devient pourpre, mais la couleur disparaît dans le feu. Quoiqu'il en soit, ne pourrait-on pas faire passer le précipité pourpre de Cassius, dans la Peinture à l'huile, au ton qu'il prend sur la porcelaine ? C'est un problème dont la solidité de cette couleur vaut bien la peine que s'occupent ceux à qui le temps & l'occasion ne manqueront pas, ou dont les vues sont tournées vers les spéculations mercantiles.
129. On me dira que je propose une préparation bien embarrassante & qui deviendrait coûteuse. Mais serait-elle jamais embarrassante ni coûteuse autant que l'outremer, qu'on emploie pourtant dans des parties bien moins capitales que les carnations ? La valeur de l'ouvrage, dans un excellent tableau, dédommage assez l'Artiste du prix dé la matière.
130. Revenons au pastel. L'ordre des choses nous conduit à parler des laques. Il faut les réserver pour les draperies. 11 s'en trouve d'assez bonne sous le nom de laque carminée. On pourrait l'employer faute de carmin dans les carnations, mais non celle qu'on nomme laque colombine, & qu'on appellerait encore mieux purpurine : elle serait trop violette. Ces laques sont d'ordinaire en grains ou trochisques. Il faut en écraser un morceau pour les éprouver, & répandre dessus un peu d'alcali fixe en liqueur ou du vinaigre. Si la couleur ne devient pas violette au premier cas, & jaunâtre au second ; c'est une preuve qu'elles ne sont pas mauvaises. Les laques doivent être traitées de la même manière que le carmin ; c'est-à-dire qu'il faut les délayer dans une grande quantité d'eau tiède après les avoir porphyrisées, & le reste comme on l'a vu ci-dessus, n°. 88.
131. On trouve dans beaucoup de livres
(nb) Encyclopéd. verbo laque. Dictionn. de l'Industrie verbo laqué ; Biblioth. économ ; Dictionn. de Peinture ; Traité de la Miniature, etc.
une foule de recettes pour faire de la laque. Je ne les copierai point ici. L'on peut y avoir recours. Ce sont toujours des terres d'alun, colorées en rouge, par des bois de teinture, tels que celui de Fernambouc, ou celui de Brésil, variété du précédent ; le bois de Santal rouge, le Rocou, la racine d'Orcanette, la fleur de Carthame ou safran bâtard, la graine de Kermès donnent pareillement des couleurs rouges, ainsi que les bois de Sainte-Marthe & de Campêche avivés par un acide. On peut mettre dans la même classe plusieurs espèces de Lichen, sorte de champignon très sec qui croît sur les rochers, particulièrement l'espèce qui donne l'orseille. Toutes ces couleurs-la tiennent fort peu. Les Murex & les Buccins fourniraient des pourpres beaucoup plus constants , si la difficulté d'en réunir une certaine quantité permettait de s'en occuper. On ne peut compter que sur la racine de Garance.
132. Mais si les fabricants, au lieu de l'alun qu'ils emploient communément pour composer la laque, se servaient de la dissolution d'étain que nous avons indiqué, n°. 93, ils l'obtiendraient beaucoup plus belle & plus solide.
133. Voici, par exemple, une composition très facile dans ce genre. Mettez dans deux pintes d'eau trois ou quatre petites branches de peuplier d'Italie ou de bouleau coupées en très petits fragments. Tous les bois, dont on veut extraire la couleur, doivent toujours être effilés ou hachés. Que ces branches soient vertes ou sèches, il n'importe. Faites les bouillir à petit feu près d'une heure. Décantez la décoction. Joignez-y de la racine de Garance pulvérisée, à-peu-près une poignée. Faites la bouillir deux ou trois minutes. Versez la liqueur au travers d'un linge, dans un autre vase, & jetez-y de l'alcali, du tartre gros comme un oeuf. Remuez le mélange avec quelques tuyaux de plume. Versez dessus, goutte à goutte, assez de dissolution d'étain (n°. 93), pour que l'eau commence à jaunir. Quelques moments après filtrez sur le papier lombard. Quand l'eau sera passée par le filtre, arrosez la fécule ou précipité qui sera resté dessus, avec beaucoup d'eau tiède que vous laisserez passer de même au travers du filtre, afin de dissoudre & d'enlever tous les sels.
134. La Garance est, de toutes les plantes connues dans nos climats, celle qui donne le rouge le plus durable, & le suc du peuplier ne peut que l'assurer davantage. Celui de l'écorce du bouleau vaut encore mieux pour les couleurs rosacées, & l'un & l'autre le rembruniront moins que la noix de gale qu'on employé communément dans la teinture pour fixer le rouge de la Garance.
135. On a remarqué que l'or & l'étain , mêlés ensemble, après avoir été dissous, chacun séparément, par l'eau régale ( n°s. 126 & 127 ), se précipitaient dans la décoction de Garance en une belle & solide couleur rouge. Ce procédé, qui ne serait pas praticable dans la teinture ; à cause du prix d'un pareil mordant, pourrait servir à composer une laque bien supérieure au carmin pour la Peinture à l'huile.
136. Au reste, s'il s'agissait d'en composer une d'un ton brillant pour des ouvrages de peu de durée, il ne serait pas difficile de l'obtenir en versant de la dissolution d'étain faite par l'eau régale (n°. 93), sur une simple décoction de bois de Fernambouc ou de Brésil. Cette laque-ci, par exemple, serait un beau rouge pour la toilette. Il suffirait d'en délayer avec un peu d'eau pure & d'en étendre sur la pomme des joues. Mais, avant de l'employer à cet usage, il faudrait l'avoir bien lavé sur le filtre pour emporter tout l'acide. Ce rouge à l'eau serait plus naturel que celui dont on se sert avec du talc en poudre, & ne saurait être malfaisant, pourvu qu'on l'ait bien lavé sur le filtre. En Angleterre les femmes se fervent du carmin de la même manière. Au reste, il serait inutile d'essayer de mêler ni l'un ni l'autre avec du talc, parce qu'il les tourne au violet.
137. La fleur de Carthame ou safran bâtard, donne aussi pour le même usage un très-beau rouge. Mais il se compose d'une autre manière. On lave cette fleur dans plusieurs eaux, on l'y presse même entre les doigts, pour en ôter la couleur jaune. Quand elle est bien lavée, on la fait tremper dans de l'eau fraîche où l'on a mis du sel de tartre,.On la pétrit dans cette liqueur alcaline pour en extraire toutes, les molécules rosacées qu'elle peut fournir. On passe ensuite la liqueur avec expression au travers d'un linge; on en étend une partie sur une soucoupe de porcelaine, on verse dans la soucoupe quelques gouttes de jus de citron ; le rouge se précipite & s'attache aux parois du vase. On continue de la même manière avec d'autres soucoupes, après quoi l'on jette l'eau gui surnage dans les soucoupes. Il faut passer de nouvelle eau dessus, pour enlever tout ce qui peut être resté de jaune. On ramasse le rouge, on le broie avec du talc pour le faire servir en poudre, ou bien on laisse le rouge sur la porcelaine pour l'employer avec un pinceau mouillé. C'est ce qu'on nomme rouge végétal ou rouge en tasse. Il reste ordinairement beaucoup de sel de tartre dans cette composition, comme on peut s'en assurer, si l'on en met sur la langue. Mais, pour en juger, il ne faut pas avoir le sentiment du goût blasé par l'usage immodéré du sel de cuisine. C'est bien pis, si l'on mêle du cinabre ou du vermillon dans ces sortes de rouge, comme on l'a fait quelquefois ; les dents sont bientôt perdues.
138. Des vinaigriers composent aussi du rouge pour la toilette avec la décoction du bois de Brésil, ou même avec le suc des baies de certaines plantes, comme celles de sureau, de ronce & plusieurs autres. Ils les écrasent, les font bouillir avec de l'eau, passent la liqueur au travers d'un linge, y mêlent du vinaigre pour exalter la couleur, & l'enferment dans des bouteilles. Ce rouge imite mieux les couleurs naturelles que le rouge en poudre. Il s'incorpore en quelque sorte avec le tissu de la peau comme celui dont nous avons parlé sous le n°. 136. Mais ce rouge de vinaigre, ainsi que tous ceux dont on n'a pas extrait, par beaucoup de lavage, les parties salines, est pernicieux. L'acide qui l'avive, & dont on ne peut le dépouiller, dessèche la peau, la flétrit. C'est même un répercussif ( médicament qui a pour propriété de faire refluer les "humeurs" vers l'intérieur du corps ) dangereux.
139. Ces petites ressources imaginées pour perpétuer l'aurore de l'âge, ne sont qu'éphémères. Mais leur fugacité même, & la nécessité de les renouveler sans cesse, avertissent chaque fois les femmes que la beauté passe bien vite, & qu'elles doivent de bonne heure acquérir d'autres ressources moins périssables.
140. Au reste, si le rouge est un artifice, du moins cet artifice n'est pas contre nature autant que la poudre avec laquelle on se blanchit les cheveux. Les femmes à la Chine, moins inconséquentes à leur toilette, laissent les cheveux blancs à la vieillesse, & teignent les leurs en noir. Au surplus tous, les peuples de l'Univers, policés ou non, se peignent la peau de couleurs artificielles, quelques-uns même jusqu'à se rendre difformes, & c'est une chose curieuse que la bizarrerie & la diversité de leurs goûts sur cette matière. A Gênes les femmes se couvrent de blanc tandis qu'elles auraient honte de mettre du rouge. Celles de la péninsule de l'Inde se peignent en bleu tout le tour des yeux pour les faire paraître plus grands. Quelques peuples sauvages se font de profondes blessures sur les joues pour se donner l'air guerrier ; ce sont leurs titres de noblesse, comme ailleurs on les fonde sur des lauriers flétris & qu'on n'a pas cueillis.
(nb) ... Miserum est aliorum incumbere famae. Stratus humì palmes viduas desiderat ulmos. ( Juven. )
Les bords du Nil offrent des hommes qui, dans les mêmes vues, s'impriment avec un fer rouge des marques bleues sur l'estomac & les lèvres. A Taïti ce n'est pas sur le visage, mais sur le dos qu'on s'applique ces sortes de trophées. Les Patagons se font des cercles sur le visage avec des couleurs jaunes, rouges & bleues, comme s'ils voulaient disputer aux perroquets la diversité de leur parure. Les Anthropophages de la nouvelle Zélande trouvent qu'il y a plus d'agrément de se peindre le visage en compartiments comme un taffetas rayé. Les Caraïbes ne croient pas qu'il suffise de se peindre les joues en rouge, ils se peignent tout le corps. Il est vrai qu'ils se préservent, par ce moyen de la piqûre des insectes, comme les habitants de la nouvelle Hollande s'en garantissent avec une couche de terre grasse. Mais ceux-ci, pour s'embellir, se passent une cheville au travers de la cloison du nez. Dans l'hémisphère opposé, l'on se perce la lèvre inférieure pour y suspendre en signe de triomphe, les dents des monstres marins qu'on a tués, usage qui n'est pas plus ridicule que celui de se percer les oreilles pour y suspendre des morceaux de métal, puérile étalage de richesse. Enfin les femmes, trop avilies dans le Groënland, cherchent à ressembler aux hommes, & se peignent le menton avec un fil enfumé qu'elles passent au bout d'une aiguille sous la peau, tandis qu'ailleurs les hommes cherchent à ressembler aux femmes, en se rasant totalement la barbe, comme si la nature n'avait su ce qu'elle faisait.
(nb) Je passais aujourd'hui, 5 mai, dans les Tuileries, tout près de deux Arabes. Ils étaient assis avec un Éclésiastique. L'un d'eux avait de longues moustaches. L'autre, Prêtre du rite grec, & d'environ trente ans, était d'une très belle figure, & portait une barbe superbe. Une femme, assise à quatre pas, n'a pu tenir contre l'envie de le plaisanter sur sa barbe. Je me fuis arrêté. « Vous pensez donc, Madame, a-t-il dit, en assez bon français, qu'il vaut mieux qu'un homme ait l'air efféminé ? Comment ne se coupe-t-on pas aussi les cils des paupières & les sourcils ? Je sors du garde-meuble où j'ai vu l'effigie d'un de vos Rois. Il avait une grande barbe. Croyez-vous que les jolies femmes de son temps, sans parler de celles de mon pays, fussent moins cruelles & moins délicates que celles d'aujourd'hui ? Ce Roi-là pourtant, ni ses contemporains, ne leur déplaisaient pas ». A ces mots la belle dame est convenue, en l'envisageant de tous ses yeux, qu'il avait raison, que la barbe ennoblissait la figure d'un homme, & se tournant vers sa compagnie : en vérité, Madame, cet Arabe est charmant !
Des Crayons Bleus.
141. Il y a, sous ce nom, beaucoup de nuances différentes, celle du bleu naissant, du bleu céleste, du bleu turc ou de Perse, du bleu de roi, du bleu de fer, le plus obscur de tous. Il est inutile de parler des nuances intermédiaires.
142. Pour tirer du bleu de Prusse des crayons dont on puisse faire usage, il faut le traiter comme le stil de grain, le broyer avec assez d'eau pour le rendre un peu liquide, ensuite le délayer dans une très grande quantité d'eau chaude, ainsi du reste, afin de le dessaler, car il entre beaucoup de sels dans cette composition, l'alun, le vitriol de mars, l'acide marin, dont les fabricants n'ont pas le soin de le dépouiller.
143. On pourrait aussi traiter le bleu de Prusse de la même manière que nous l'avons expliqué du carmin , c'est-à-dire que, si l'on voulait s'épargner l'embarras du lavage nécessaire pour le rendre friable, en emportant les sels qui le durcissent, & l'exposent d'ailleurs à se fleurir, il ne s'agirait que de le porphyriser à l'eau pure, le laisser un peu sécher, puis le délayer avec de l'esprit de vin bien déflegmé pour le rouler en crayons avant que l'esprit de vin ne soit entièrement dissipé. Mais, par cette méthode, le bleu de Prusse ne peut s'allier & se mêler avec d'autres pastels, parce qu'il les durcirait, à moins qu'on ne traitât aussi le mélange avec l'esprit de vin, ce qui laisserait toujours subsister le danger de l'efflorescence & peut-être de la moisissure.
144. Cette couleur bien épurée fournit des crayons d'un bleu turc pu de roi, qu'on peut amener à des nuances plus claires par des mélanges de blanc, comme on le verra plus bas. Les Peintres à l'huile se plaignent qu'elle devient un peu verdâtre avec le temps. Cela n'arriverait pas si l'on prenait, avant d'en faire usage, la précaution de dessaler complètement le bleu de Prusse, comme nous venons de le dire. On ne doit pas ignorer que les acides verdissent insensiblement toutes les chaux de fer. Voyez le vitriol de Mars. D'ailleurs, comme les alcalis décolorent entièrement le bleu de Prusse, il est aisé de comprendre que c'est une couleur anéantie, s'il en reste dans celles qu'on aura combinées ou mélangées avec celle-ci. Les stils de grain, par exemple, sont chargés de l'alcali tiré des cendres gravelées ou de la potasse. Or, qu'on les mêle, sans les avoir bien dessalés, avec du bleu de Prusse, pour composer un vert, la couleur ne tardera pas à devenir louche, & le vert ne sera dans quelque temps qu'un jaune sale.
145. On pourrait joindre au bleu de Prusse, quand on le broie pour le pastel, un peu d'azur en poudre. Il le rendrait encore plus friable. L'azur ne gâte point la couleur. Seulement il en diminue un peu l'intensité quand il n'est pas lui-même bien haut en couleur. Mais il est très inutile avec le bleu de Prusse bien dessalé.
146. Si l'on veut faire usage d'indigo, voici le moyen qu'on peut employer pour en composer des crayons. C'est une substance extrêmement rebelle, mais qui donne un bleu fuyant très bon.
147. Il faut d'abord faire pulvériser l'indigo, dans un mortier, chez le droguiste. On le fera broyer ensuite sur le porphyre avec de l'eau chaude. On le jettera dans un pot de terre vernissée plein d'eau bouillante. On y joindra, par intervalles, gros comme deux noix, par exemple, d'alun de Rome en poudre, si l'on emploie gros comme une noix d'indigo. Telles sont à-peu-près les proportions. On mettra le pot sur le feu. La matière gonflera bien vite, il faut prendre garde qu'elle ne s'élève hors du vase, on la remue pour cet effet avec une cuiller de bois, en l'éloignant de temps en temps du feu. Quand elle aura pris six ou sept bouillons on la laissera refroidir & reposer quelques heures, on jettera la majeure partie de l'eau comme inutile, on versera le dépôt sur un filtre de papier soutenu par un linge, on l'arrosera d'eau chaude pour enlever tout l'acide vitriolique de l'alun. Quand l'eau sera passée au travers du filtre, on ramassera la fécule qui sera restée dessus, pour la faire broyer sur le porphyre. S'il y a tout l'alun nécessaire, & que le lavage en ait bien emporté l'acide, & n'en ait laissé que la terre qui s est incorporée avec l'indigo, les crayons seront aussi friables que du blanc de Troyes.
148. L'indigo n'est point d'usage dans la Peinture au pastel, parce qu'apparemment les fabricants n'ont pas imaginé de moyen pour le réduire & vaincre sa ténacité ; car l'esprit-de-vin n'y peut rien. C'est la couleur la plus solide que les végétaux aient jamais fourni. Mais elle noircit avec le temps, employée à l'huile. Au reste, la Peinture à fresque & l'émail sont les seules où cette substance ne puisse être employée. On y fait usage de l'azur.
149. L'azur est du verre en poudre que fournit le régule de cobalt. Les fabriques de Saxe d'où l'azur se tire, ne le mettent dans le commerce qu'avec beaucoup d'autre verre en poudre ou du sable fin. Quand on fond la chaux du cobalt sans aucun mélange, ( il faut alors un coup de feu de la plus grande violence ), elle produit un verre d'un bleu si profond, qu'il en paraît noir. On peut aussi tirer ce verre du safre. C'est la mine du cobalt calcinée. Mais le safre est mêlé pareillement de beaucoup de sable ou de verre. On peut l'en séparer en mettant, par exemple, une once de safre sur une soucoupe. On enfonce la soucoupe dans l'eau d'un baquet. On l'y balance. Le sable s'échappe dans ce mouvement d'ondulation, & laisse le safre. Il peut fournir du régule de cobalt au moyen d'un flux réductif.
150. On trouve aussi de ce régule dans quelques boutiques de Pharmacie. Il est fort cher. On sait que ce demi-métal, dissous dans l'acide nitreux avec un peu de sel de cuisine sur la cendre chaude, forme une encre de sympathie singulière. Il suffit d'étendre cette dissolution dans de l'eau pure. Si l'on écrit avec cette eau, l'écriture, d'abord invisible, se montre d'une couleur verte quand on l'approche du feu, disparaît quand on l'en éloigne, & reparaît de nouveau dès qu'on l'en rapproche. La chaux, précipitée de cette dissolution par les alcalis fixe ou volatil, est rose pâle, quelquefois cramoisie, quelquefois couleur de rouille. Mais quoique très fixe & très réfractaire, elle se change toujours, avec des sels vitrifiants, en un verre d'un très beau bleu, plus ou moins profond, suivant la quantité des autres substances vitrescibles qu'on y joint. C'est de ce verre qu'est composé le bleu qu'on voit sur la faïence, la porcelaine & les émaux. Le régule de cobalt contient presque toujours beaucoup de bismuth & d'arsenic. Mais, en versant dans la dissolution dont nous venons de parler, beaucoup d'eau, l'on en sépare le bismuth. L'eau le précipite en poudre blanche. On précipite ensuite le cobalt en jetant de l'alcali dans le vase. Quant à l'arsenic, il s'évapore au feu.
151. Le verre de cobalt pourrait entrer aussi dans la Peinture à l'huile. Mais il faudrait qu'il eût été mêlé de très peu d'autres matières vitrifiées, & qu'on le jetât brûlant dans l'eau froide, pour pouvoir mieux l'atténuer ; broyé longtemps sur un plateau de verre ou de cristal, avec du blanc, il aurait assez d'intensité pour fournir un beau bleu clair qui ne changerait jamais, & qui produirait le même effet que de l'outremer. Il n'y aurait pas la moindre différence. On peut trouver dans les faïenceries du verre bleu de cobalt. Il réussirait aussi très bien dans la fresque, où l'on aurait grand besoin d'un bleu solide.
152. L'outremer est une couleur azurée qu'on extrait d'une pierre orientale nommée lapis lazulì. Cette pierre, très peu commune, est semblable à du quartz qui serait coloré par une chaux naturelle de cobalt. On peut en voir des vases au garde-meuble de la Couronne & dans d'autres cabinets. Le prix de cette couleur assez riche, mais encore plus avare, est effrayant, puisqu'elle va jusqu'à cent francs & même cinquante écus l'once. Il faut s'en passer & la traiter comme un objet de pure curiosité. L'on doit même convenir, quelque prévenu qu'on soit en sa faveur, qu'elle tire un peu sur le violâtre aussi bien que celle du bleu de Prusse. De plus, le ton de l'outremer est toujours un peu cru. C'est ce qu'on peut remarquer entr'autres dans les tableaux de Mignard qui l'a prodigué dans tous ses ouvrages. Or, si l'on veut le rompre, ce n'est pas la peine d'employer une couleur aussi chère.
153. A l'égard de la cendre bleue, c'est une terre chargée d'une certaine quantité de chaux naturelle de cuivre. Le ton de cette couleur est d'un bleu naissant très agréable. Mais on ne peut l'employer qu'en détrempe & dans des ouvrages de peu de conséquence. Les chaux de cuivre & les terres cuivreuses peuvent bien servir pour le peinturage ; mais jamais dans la Peinture, même à fresque, elles sont la peste des tableaux.
154. On peut leur substituer une préparation toute récente & qui se rapproche beaucoup du ton de la cendre bleue. Il y a deux ou trois ans qu'un amateur qui peint en miniature, m'en fit passer un petit fragment qu'il tenait d'un Peintre du Stadhouder à la Haye. La couleur en était bleu-céleste & très amie de l'oeil. Enfin le hasard m'en fit découvrir, il y a quelques jours, chez un marchand de couleurs. Il me le présenta sous le nom de bleu-minéral, & me dit qu'il le tirait de Hollande, & que les Peintres en faisaient peu d'usage, parce qu'ils ne savaient pas ce que c'est. Ils avaient raison. Que l'imbécilité s'engoue pour des nouveautés que le charlatanisme lui vante, à la bonne heure ; peut-être est-il bon que la pauvreté mette l'opulence à contribution : ce n'est que réciprocité. Mais, dans tout ce qui ne tient pas à la fantaisie, on doit être circonspect jusqu'à ce qu'on sache à quoi s'en tenir. La préparation dont il s'agit, est une espèce de bleu de Prusse, mais dans lequel on a fait entrer avec très peu de vitriol de mars, quelqu'autre chaux métallique & beaucoup d'alun. Peut-être même n'y met-on pas de vitriol de mars, l'acide marin du commerce contenant assez de fer. J'ai soumis cette couleur aux plus fortes vapeurs du foie de soufre, en effervescence avec les acides minéraux, elle n'en a pas reçu la moindre altération ; d'où l'on peut conclure qu'elle tiendra fort bien dans la détrempe, au pastel, dans la Peinture à l'huile. On la trouve à Paris chez le sieur Belot, marchand de couleurs, rue de l'Arbre-sec, près le Quai de l'École. Il la vend quarante sols l'once.
155. On pourrait désirer de trouver ici la manière de préparer la lessive prussienne, afin de chercher le même bleu, je vais la rapporter.
On fait dessécher sur le feu du sang de boeuf, ou tout autre. On le réduit en poudre. On en mêle cinq ou six onces dans un creuset avec autant de sel de
tartre ou même de potasse. On couvre le creuset seulement pour qu'il ne se remplisse pas de cendre. On fait rougir sur le feu par degrés la matière qu'il
contient. Lorsqu'elle cesse de fumer on la verse toute brûlante dans deux ou trois pintes d'eau chaude. On fait bouillir le tout à-peu-près jusqu'à diminution
de moitié. L'on filtre l'eau dans un autre vase, au travers d'un linge. On fait bouillir le marc resté sur le filtre dans de nouvelle eau qu'on réunit
ensuite à la première. Cette liqueur est la lessive prussienne. Elle ne contient que de l'alcali chargé de la matière colorante. Pour en composer le bleu de
Prusse ordinaire, on fait dissoudre dans de l'eau bouillante deux onces de vitriol vert & trois ou quatre onces d'alun. Cette dissolution, versée par
intervalles sur la lessive encore chaude, produit de l'effervescence. On agite le mélange & l'on y verse le reste de la dissolution. Le fer contenu dans le
vitriol & la terre de l'alun quittent leur acide, saisissent la matière colorante & se précipitent avec elle en fécule verdâtre. On verse toute la composition
sur un linge. Les sels dissous dans la liqueur passent avec elle au travers de ce filtre, on recueille dans un vase la fécule restée sur le linge, on la
délaye avec deux ou trois onces d'acide marin. Ce précipité devient sur le champ d'un bleu plus ou moins profond suivant la quantité d'alun. Quelques heures
après il faut l'arroser de beaucoup d'eau tiède pour le bien dessaler. Mais en employant de la dissolution de régule d'antimoine faite par l'eau régale sur
la cendre chaude, au lieu du vitriol vert, on aura le bleu céleste ou minéral dont nous venons de parler. Il fera du moins, à très-peu-près, semblable, &
parfaitement solide, après avoir été bien lavé. Ce n'est pas de la chaux d'antimoine qui par elle-même est très blanche, que proviendra la couleur bleue.
C'est le fer contenu dans l'acide marin qui la fournira. Seulement la chaux d'antimoine adoucit, tempère la couleur trop intense du fer. Elle ne donne point
de bleu, quoique précipitée par la lessive prussienne, si l'on emploie l'acide marin de Glauber ; c'est qu'il ne contient point de fer comme l'acide marin du
commerce ; au lieu que celui-ci, mêlé seul avec la lessive prussienne, devient d'un bleu profond. J'ai de même essayé la dissolution d'étain, celle de
bismuth, celle de zinc. Toutes, avec le même acide, ont produit un bleu naissant. Mais celle du régule d'antimoine m'a paru réussir le mieux. Je n'ai point
essayé celle du régule de cobalt.
156. Au reste, j'ai vu des bleus de Prusse d'une couleur très pâle, mais ils étaient loin de ressembler au bleu céleste que je viens d'indiquer. Ils avaient le ton sombre & violâtre qu'aurait le bleu de Prusse ordinaire mêlé de beaucoup de craie ou de céruse.
157. Je ne parle point de quelques végétaux qui produisent aussi du bleu. Telles font les baies de l'Hyéble. Telle est la maurelle, qui sert à
composer le tournesol. Tout cela n'est rien. Mais on tire un bleu du pastel ou guêde, autrement vouede. ( Isatis sativa ). Lorsqu'on l'a laissé
fermenter. Cette couleur est presqu'aussi bonne que celle de l'indigo. J'ai fait mention de celui-ci plus haut, n°. 146, ces deux dernières substances
peuvent suffire.
Je passe aux pastels de couleur verte.
Des Crayons verts.
158. Quoiqu'il ne soit question dans le présent Chapitre que des couleurs simples, & que les pastels verts soient un mélange de deux autres, néanmoins comme c'est une couleur principale, c'est ici le lieu d'en parler.
159. Avant de connaître les moyens de rendre le bleu de Prusse & les stils de grain traitables, on chercherait, avec bien de la peine, des substances dont on pût composer de beaux verts. Mais ces deux ingrédients bien dessalés, comme nous l'avons expliqué sous les nos. 88 & 142, en donnent de très bons, mêlés en diverses proportions & bien broyés ensemble. Par exemple, on prend partie à-peu-près égale de bleu de Prusse & de stil de grain jaune qu'on a bien lavés, on les fait porphyriser avec un peu d'eau. Quand on juge qu'ils sont réduits en parties très fines & bien combinées, on les ramasse avec le couteau d'ivoire, on les met sur le papier lombard, & lorsque la pâte est devenue maniable, on en compose des crayons en la roulant sur cette espèce de papier.
160. Nous avons dit plus haut, n°. 91, qu'il y a des stils de grain de différents tons. Ceux dont le jaune a le plus d'intensité, qui tirent un peu sur la couleur de cannelle, donnent, mêlés avec le bleu de Prusse, un beau vert très profond. Le bleu céleste ou minéral, ( n°. 154 ) donne, avec le stil de grain jonquille, une espèce de vert de Saxe. Le jaune de Naples ne vaut rien pour le vert. L'ocre jaune & la terre d'Italie font un vert sombre & terreux qui peut servir pour des parties obscures ou des draperies de peu d'éclat.
161. On pourrait, avec des cristaux de venus ou vert de gris distillé, ( c'est une chaux de cuivre ), composer des crayons d'un vert très brillant, mais d'ailleurs détestables. Il faudrait porphyriser ce verdet avec de l'eau, puis le mettre dans un vase, & jeter dessus, goutte à goutte, un peu d'alcali fixe en liqueur, le laver ensuite sur un linge avec beaucoup d'eau, pour le dessaler & le mettre en crayons.
162. Si l'on employait de l'alcali volatil, au lieu de l'alcali fixe, le verdet ou vert de gris prendrait la plus superbe couleur bleue qu'on puisse voir ; mais elle n'aurait point de durée. Le verdet reviendrait sous très peu de jours à sa première couleur. Au surplus, il faut répéter ici que les chaux de cuivre, telles que les cendres bleue & verte, la terre de Véronne, le bleu de montagne, ne doivent servir que pour les roues de voiture & les treillages des jardins, ou tout au plus pour des détrempes de peu de conséquence.
163. On trouve dans plus d'un livre sur l'article des couleurs,
(nb) L'Art du Peintre-doreur, etc. par le sieur Watin, nouv. Encyclop. par ordre de matières, etc.
qu'il faut calciner le verdet. Mais ce n'est plus alors, pour l'ordinaire, qu'une poudre d'un jauve très obscur, à moins qu'on le vitrifiât. Il peut, en effet, servir dans la Peinture en émail & sur la poterie. Il y peut aussi donner un verre brun rougeâtre. La cendre verte & la cendre bleue, de même que le vert ou bleu de montagne & la terre de Vérone, qui ne sont toutes que des combinaisons de rouille de cuivre, deviennent également brunes au feu.
164. Quelques autres livres contiennent des recettes pour composer une couleur verte. J'en vais rapporter une en abrégé. Dissolvez du zinc dans de l'esprit dr nitre, & du safre bien calciné, dans de l'eau régale. Mêlez ensuite une partie de la dissolution de zinc avec deux parties de celle de safre. Dissolvez d'un autre côté, de la potasse dans de l'eau chaude, & versez trois parties de cette dernière dissolution dans le mélange du zinc & du safre. Rassemblez le précipité sur un filtre avec de l'eau. Quand l'eau sera passée au travers du filtre, mettez le dans un creuset, & poussez le au feu jusqu'à ce qu'il soit devenu vert. Il faut ensuite le laver à plusieurs reprises.
165. On trouve une autre recette dans la nouvelle Encyclopédie ;
(nb) Encyclop. méthod. verb. couleurs.
mais ce serait du temps perdu que de la rapporter. On y fait entrer un mélange de chaux de cuivre & d'arsenic. Rien de plus absurde, puisque tout le monde sait que l'arsenic blanchit le cuivre & toutes les chaux qu'il peut fournir. Qu'on juge du vert qui peut résulter d'une pareille combinaison !
166. Du reste, quoique le vert, dans la Peinture , ne se compose que par le mélange du jaune & du bleu, comme dans la teinture, on peut composer une laque verte de la même manière que l'on compose les autres, mais en employant les baies mûres du noirprun. Elles sont en maturité vers le mois d'octobre. Il suffit de les écraser, de les faire bouillir, de passer la décoction sur un linge, ou mieux encore au travers d'un tamis de crin, d'y jeter une dissolution d'alun de Rome, ensuite un peu de craie ou d'os de sèche, la liqueur, rouge d'abord, devient, sur le champ, d'un beau vert. On peut la faire évaporer sur un feu très doux, pour la réduire en forme d'extrait.
167. Ces sortes de compositions, tirées des baies des plantes, sont bonnes surtout pour le lavis, à cause de leur transparence. L'extrait dont nous venons de parler est ce qu'on nomme le vert de vessie. La plupart des fabricants qui le composent y joignent un peu de chaux vive ; cette méthode ne vaut rien, la chaux le jaunit & l'altère. Elle est absolument inutile. On peut garder la même décoction en liqueur. Elle donne un beau vert pour le lavis, & se conserve très bien dans des bouteilles bouchées.
168. On tire aussi des pétales bleues de l'iris, une fécule verte ; mais elle est bien inférieure à la précédente. Les bayes de l'Hyèble, traitées comme celle du noirprun, donnent de même une liqueur violette, mais que l'addition de l'alun rend bleue. Celles de ronce ou mûres de haie, bouillies avec de l'alun, donnent une belle couleur purpurine. Beaucoup d'autres baies de plantes, au moyen de la décoction avec l'alun, peuvent fournir de même pour le lavis des sucs colorés. Telles sont les groseilles, les framboises, les cerises noires, les pellicules des baies de cassis, mûres en juin ; les graines de garance, mûres en novembre, les fruits du murier noir, mûres en août, les baies de phitolaca, sorte de morelle de Virginie, mûres en octobre; celles de sureau, mûres dans le même temps, sans compter les décoctions de bois de Brésil ou de Fernambouc & de celui de Campêche. La gomme-gutte seule avec un peu d'eau fournit le jaune ainsi que la pierre de fiel, on peut aussi le tirer aussi de la plupart des plantes que nous avons indiquées sous le n°. 97. Le carmin donne le cramoisi, mais il faut le broyer avec une légère dissolution de gomme arabique. Le bleu de Prusse ou décoction d'un peu d'indigo, réduit en poudre avec de l'alun, donne du bleu ; le verdet, la couleur d'eau ; la décoction des racines de tormentille, une couleur fauve, & du noir, si l'on y joint du vitriol de mars ; le bistre bien broyé donne le brun ; l'encre de la Chine, le noir.
169. Si l'on veut avoir, pour le lavis, une teinture d'or, il suffit d'en froisser dans un verre deux ou trois feuilles, avec un peu de dissolution de gomme arabique & de l'y réduire en poudre impalpable. C'est ce qu'on nomme de l'or en coquille.
170. On peut mettre tous les sucs colorants dont nous venons de parler en tablettes, en y joignant, lorsqu'on les fait bouillir, un peu de colle de poisson. La colle, en séchant dans des moules de carte, qu'il faut oindre auparavant de beurre ou de graisse, leur donnera la consistance de l'encre de la Chine, qui se fait de la même manière avec de l'extrait de réglisse & du noir de charbon, réduits en bouillie par la molette.
171. Quant à l'encre ordinaire, elle est d'un si grand usage, qu'on en trouve partout. Mais elle est presque toujours médiocre , & beaucoup de
gens m'ont paru désirer d'en connaître la composition. Voici le moyen d'en avoir de très bonne. Faites bouillir une heure dans deux pintes d'eau, vingt-quatre
noix de galle concassées. Ensuite faites calciner en blancheur sur une pelle de fer, deux onces de couperose verte. Ajoutez-y , gros comme une cerise, de
gomme arabique ; & laissez la liqueur au grand air cinq ou six jours, pendant lesquels vous la remuerez quelquefois avec un bâton. L'air embellit tous les
noirs. Il est inutile d'y mettre du bois de Brésil ou de Campêche. Vous pourrez la transvaser ensuite. Ce procédé fort simple réussit très bien.
Nous allons maintenant parler des pastels violets.
Des Crayons violets.
172. Le violet, dans la Peinture n'est point, non plus que le vert, une couleur simple quoique principale. On le compose d'un mélange de laque & de bleu de Prusse bien lavés qu'on fait broyer ensemble avec un peu d'eau. Les proportions sont arbitraires. Le carmin donne un violet plus profond que la laque. Mais on ne l'emploie que dans des ouvrages importants.
173. Voici la composition d'une laque violette fort belle, & quí se soutient assez bien.
Mettez sur le feu deux pinte d'eau filtrée. Il faut que le pot soit assez grand pour n'être plein qu'aux trois quarts. Jetez dedans une petite poignée de bois
de Fernambouc en poudre avec moitié moins d'écorce tirée de jeunes branches de bouleau. Faites bouillir une demi-heure, & passez au travers d'un linge.
Remettez la décoction devant le feu. Joignez-y gros comme une noix d'alun de Rome, avec le double de couperose blanche, l'un & l'autre en petits morceaux.
Après quelques instants, ôtez le pot du feu. Jetez-y du sel de tartre rouge ou blanc, mais en poudre & d'une mesure à-peu-près égale à celle de la couperose
& de l'alun. Filtrez de la même manière qu'on filtre le petit lait. Couvrez le filtre pour le garantir de la poussière. Quand Peau sera passée au travers du
filtre, versez dessus, à côté de la fécule, de l'eau chaude pour dissoudre les sels. On ne doit pas craindre d'employer trop de lavage. Le peu de matière
colorante qu'il emporte & qui n'était pas fixée, n'aurait servi qu'à rendre cette laque moins solide. Elle sera plus violette, approchant de la couleur de la
pensée, en la composant de la même manière avec partie à-peu-près égale de bois de Campêche & de Fernambouc, l'un & l'autre en poudre. Elle sera plus
cramoisie au contraire, & tirant sur la couleur du rubis ou de l'amarante, si l'on supprime le campêche & qu'on substitue à la couperose blanche, l'équivalent
d'une dissolution d'étain dans Peau régale, (n°. 93 ).
174. On conçoit sans doute, que les doses que nous avons indiquées dans cet article & les précédents, sont relatives à des opérations en petit. On doit se régler sur les mêmes proportions pour des quantités plus considérables.
175. Ces laques violettes peuvent servir à l'huile comme les autres & surtout pour glacer les violets qu'on aurait composés de rouge & de bleu.
Mais, en ce cas, il faut tenir ceux-ci plus clairs qu'on n'aurait fait.
Nous avons parlé ci-dessus, n°. 125, du pourpre de Cassius.
Passons aux pastels de couleur brune.
Des Crayons bruns.
176. Les pastels composés avec la terre d'ombre, sont de couleur brune. Mais ils ne sont point friables, si l'on n'a eu la précaution de la calciner. Il suffit pour cela de la mettre un quart-d'heure sous la braise quand elle est en masse, & sur une pelle de fer quand elle est en poudre. Il vaut mieux la prendre en masse, autant qu'il est possible, parce qu'elle est moins mêlée de matières étrangères. Sa couleur de tabac ou de feuille sèche devient un peu plus rougeâtre au feu. Dès qu'elle est calcinée, on peut la mettre, avec un peu d'eau, sur le porphyre. Après avoir été suffisamment broyée, elle fournira de bons crayons d'un fauve ou brun rougeâtre obscur, un peu compacts & gras. Mais il vaut encore mieux plonger dans un vase, plein d'eau froide, la terre d'ombre encore toute brûlante. Il est vrai qu'elle en deviendra plus dure & plus difficile à broyer. Mais une fois bien porphyrisée, les crayons seront encore plus friables qu'ils ne l'auraient été. C'est le seul moyen que j'aie trouvé de réduire cette substance extrêmement rebelle au pastel, sans le secours de l'esprit de vin.
177. La terre de Cologne qui donne également des pastels bruns est encore plus intraitable. Il faut la calciner longtemps sur la braise dans une cuillère de fer ou dans un creuset. Quand on l'aura tirée du feu toute rouge, on la portera dans un lieu bien aéré, pour l'y laisser brûler, jusqu'à ce qu'elle s'éteigne d'elle-même. Alors on la fera porphyriser longtemps avec de Peau claire. On la jettera sur le filtre pour l'arroser abondamment. Par ce moyen la terre de Cologne donnera des crayons d'un brun noir olivâtre. Il serait impossible d'en rien faire sans l'avoir bien torréfiée.
178. Dans la Peinture à l'huile on s'est toujours plaint de la terre d'ombre, elle s'écaille, elle change, elle attire même les teintes voisines. On se plaint également que la terre de Cologne s'affaiblit. Mais au pastel rien de tout cela ne peut arriver, parce que ces matières ont passé par le feu. Quel changement peuvent éprouver des substances échappées à la voracité de cet élément, si l'on excepte quelques chaux métalliques promptes à se revivifier aux émanations du principe inflammable ? C'est même ici le lieu de répéter, puisque l'occasion s'en présente, ( car je suis obligé d'insister là-dessus ), que, quand on aura soin dans la Peinture à l'huile de bien purifier les couleurs, soit par l'eau, soit par le feu, suivant la nature des différentes substances, comme nous venons de l'expliquer, on n'éprouvera pas ces sortes d'inconvénients.
179. On aura pareillement des couleurs fauves ou brunes, bien intenses, avec l'éthiops martial & le safran de mars. Il faut les bien dépouiller de toute la limaille de fer qui ne se serait pas convertie en chaux, & les traiter, en un mot, comme l'ocre jaune, ( n°. 82. ). On a vu ci-dessus, ( n°. 109. ) qu'on les rend, par la calcination, d'un rouge sanguinolant. Ces deux substances, à l'huile quand elles ne sont pas calcinées, sont presque noires, surtout la première.
180. Il y a dépuis quelques années, dans le commerce, des préparations connues sous le nom de stil de grain brun. Nous en avons déjà dit quelque chose, ( n°. 91. ). Ce sont, la plupart, des décoctions de graine d'Avignon réduites en consistance d'extrait avec beaucoup de sel de tartre & d'alun. Quelquefois on emploie le suc d'autres plantes avec les mêmes sels & de la craie. Les fabricants ont là-dessus chacun leur petit secret, puisque chez les marchands de couleurs, toutes ces préparations-là différent les unes des autres. Elles sont, chez ceux-ci, couleur de noisette, chez ceux-là, couleur de cannelle, & chez d'autres enfin couleur de carmélite, ou même d'un fauve plus obscur & plus brun. Souvent, ce n'est que du bistre, comme nous l'avons dit, ( n°. 91 ) ; ou même un simple mélange de terre d'ombre & de stil de grain jaune. Il semble que les professions dont le mobile unique est l'intérêt, & qui n'ont pas d'autre aliment, soient toujours prêtes à s'avilir par le mensonge & la fraude.
181. Voici quelques-unes des plantes les plus communes avec lesquelles on peut, à-coup-sûr, composer des stils de grain bruns. Les fabricants se
fixeront à celles dont les décoctions, réduites en forme d'extrait, auront le mieux rempli leurs vues.
L'écorce des branches du noyer commun & de celles du noyer noir de Virginie.
Le brou dé noix, frais.
Le bois de tous les pommiers sauvages ou francs.
Celui du mûrier noir. Celui du merisier.
L'écorce du bois de Néflier; celles du Cornouillier & du Cormier.
Les branches & l'écorce du marronnier d'Inde. Celles de l'aune noir; celles du hêtre.
Celles de l'arbre aux Anémones, & celles de l'alisier des bois.
Celles du lilas ; du jasmin commun.
Les tiges & feuilles de la reine des prés, & celles de la grande ortie.
La paille du blé sarrasin.
Le mélampire ou blé de vache, toute la plante, ainsi que l'argentine.
Le son du millet noir, ou sorgho.
Les racines de Bistorte ; celles de la Tormentille, etc.
La tige & feuilles de la salicaire, & celles de la lavande.
182. Le suc de toutes ces plantes, à laquelle que ce soit qu'on donne la préférence, réduit en extrait avec de l'alun, ou mieux encore de l'étain dissous par l'esprit de nitre, ( n°. 93. ), donnera de très bon stil de grain brun. Mais il convient, quelques moments après avoir mis ces sels dans la décoction, d'y joindre, par intervalles, de la craie ou toute autre substance calcaire réduite en poudre, afin de neutraliser l'acide ; on doit bien écumer en même temps, pour l'enlever autant qu'il est possible. Il faut cesser de mettre de la craie aussitôt qu'elle ne produit plus d'écume.
183. Ces sortes d'extraits ne gâteront point les autres couleurs dans k Peinture à l'huile. On ne doit néanmoins en faire usage qu'avec réserve & jamais dans les carnations. Les sucs colorants de toutes les plantes, quelques moyens qu'on prenne pour les assurer, perdent plus ou moins, avec le temps. A plus forte raison doit-on proscrire toute couleur dont on ne connaît, ni la nature, ni la composition. Qui peut s'assurer, à moins de jeter dans l'embarras d'en faire l'analyse, qu'elles n'ont pas pour base, comme dans la teinture, du vitriol de cuivre, ou quelqu'autre base encore plus détestable & qui dévore le colorant ? Du moins est-on bien assuré que ces compositions retiennent opiniâtrement beaucoup de sels & qu'il ne serait pas aisé de les en dépouiller. Qu'elles restent donc ensevelies chez les fabricants avec leur secret. La durée d'une étoffe a des bornes, &, pourvu que la leur se soutienne aussi longtemps que le tissu même, on n'en demande pas davantage. Mais la Peinture, c'est autre chose.
184. Après tout quel est l'artiste qui n'a pas des intervalles de loisir pendant lesquels il peut, sans embarras, & par amusement, composer lui-même un stil de grain brun ? Chacun, par exemple, a sous la main quelques-uns de ces gros balais, composés de branches de bouleau dont on se sert pour nettoyer les basse-cours. Il suffit d'en ratisser l'écorce, de la faire bouillir avec de l'alun, ou plutôt avec la dissolution d'étain, ( n°. 93. ), comme nous venons de l'expliquer, & de réduire ensuite la décoction sur la cendre chaude en forme d'extrait. Cette espèce de laque mordorée sera très bonne & même très solide, pourvu qu'on en ôte les sels.
185. Je dois observer, en terminant cet article, que l'on trouve aussi, pour le pastel, des crayons très bruns d'une espèce particulière, & qui se vendent, quatre francs la pièce. Quelques Peintres en font usage pour jeter des tons vigoureux dans leurs tableaux. En touchant ces sortes de crayons, je crus m'apercevoir que c'était, en grande partie, du noir de fumée, & le fabricant m'avoua qu'en effet c'était un mélange de noir de fumée, préparé d'une façon particulière , & de carmin. C'en est assez pour qu'on doive juger qu'il faut absolument s'en abstenir. Il y a tout lieu de croire que les Peintres qui les emploient ne s'en doutent pas ; car il n'en est sûrement pas un seul qui ne sache que la suie, le noir de fumée, & toutes les préparations qu'on peut en faire, telles que le bistre, doivent être laissées aux Peintureurs & ne sont bonnes que pour enfumer un tableau.
186. Les ocres de fer naturelles ou calcinées peuvent suppléer a de pareilles compositions, lorsqu'on les broie avec du noir, pour en composer
des couleurs brunes, & ceci peut s'appliquer à tous les genres de peinture.
Cette observation nous avertit que nous avons à parler des crayons noirs, après quoi nous dirons un mot de ces sortes de mélanges.
Des Crayons noirs.
187. On peut les composer de noir d'ivoire, ou de charbon de bois, ou de l'un & de l'autre, mêlés ensemble.
. Le noir d'ivoire a beaucoup d'intensité. La; couleur en est veloutée. Mais il est presque toujours dur, pierreux, si l'on n'a la précaution de le traiter comme le bleu de Prusse. Il faut donc commencer par le bien porphyriser & le laver ensuite dans une très grande quantité d'eau bouillante. Le lendemain, lorsque l'eau se sera bien éclaircie, on la versera, comme inutile, sans agiter le vase, on fera de nouveau porphyriser le sédiment qu'on laissera sécher sur un filtre de toile ou de papier, jusqu'à ce qu'il ait assez de consistance pour pouvoir être roulé sur du papier lombard & mis en crayons.
189. Rien de tout cela n'est nécessaire pour le noir de charbon, pourvu que le bois n'ait pas été brûlé dans un creuset couvert, mais à feu nu. C'est dans l'eau qu'il faut l'éteindre quand il est bien embrasé. Ce noir a moins de profondeur & moins d'intensité que l'autre : mais, comme il est extrêmement friable, après avoir été bien porphyrisé, ce qui d'abord est un peu difficile, on peut le mêler avec le noir d'ivoire ou même l'employer seul. Les charbons de bois de chêne éteints dans l'eau, donnent d'excellents crayons, ainsi que ceux des ceps de vigne, de charme & d'ormeau. Ceux des bois mous, comme le peuplier, le saule, sont trop tendres employés seuls, mais ils sont très bien, mêlés avec le brun-rouge, le carmin, le cinabre, la terre d'ombre ou le bleu pour faire des bruns de différentes nuances.
190. Les noirs dont nous venons de parler paraissent, aux yeux de ceux qui ne savent pas en tirer parti, moins veloutés que le noir de fumée.
Les élèves du Cortone accusaient les matières de ce qu'elles ne faisaient pas, sous leurs pinceaux, le même effet que sous celui de leur maître.
Ne vous servez jamais dans la Peinture à l'huile de noir d'Allemagne ou de Cologne, ni de celui d'imprimeur. C'est avec ce dernier que Raphaël a gâté ses
couleurs.
(nb) Richardson tom. 2.
191. Au reste, il se trouve des crayons noirs qu'il ne faut pas confondre avec ceux qui servent dans la Peinture au pastel. Les uns sont des espèces de pierres, connues sous le nom d'ampélite, sorte de schiste produit par une argile, mêlée de beaucoup de limon. Les dessinateurs s'en fervent assez communément de la même manière que de la sanguine. Les autres sont du molybdène, sorte de talc noirâtre & luisant qu'on appelle improprement mine de plomb. Ces crayons-ci tracent des traits fins & déliés, & quelquefois tiennent lieu, pour le moment, d'encre et de plume. Quelques graveurs s'en servent aussi pour dessiner.
Résumé du Chapitre III.
192. Telles sont les manipulations au moyen desquelles on peut tirer des crayons en pastel des différentes substances colorées en état d'en fournir. Je n'ai point trouvé de moyens plus sûrs & moins embarrassants que l'eau, pour celles que l'art a préparées, & que le feu pour celles que la nature a produites. C'est, en dernière analyse, le résultat des articles qui précèdent. Il revient à-peu-près, mais avec moins de déchet, au procédé qu'emploient les Peintres Flamands. Ils ne prennent que la crème des couleurs après les avoir délayées & noyées dans une grande quantité d'eau. Les autres observations roulent sur des recherches analogues aux besoins de la Peinture, & principalement de la Peinture à l'hnile. On sait qu'il lui manque des couleurs capitales. Je ne m'étais point engagé de traiter cette matière dans toute son étendue. Mais j'ai taché d'aller au-delà du plan que j'avais embrassé. Je crois même en avoir dit assez pour que le talent n'ait plus à se plaindre de l'infidélité des couleurs. Il ne lui restera qu'à se développer dans des sujets dont le choix puisse faire rechercher ses ouvrages. Il ne suffit pas pour cela, de se traîner sur les pas de ceux qui nous ont précédés. Comme en littérature les productions originales font éclore beaucoup de copies, on voit de même en peinture d'insipides imitateurs. Il faut être soi ; laisser aller son génie vers sa pente naturelle. En quittant l'école il serait bon d'en laisser les opinions à la porte. La Peinture est encore ce qu'était la littérature au temps des savants en us.
(nb) Hodie que manent vestigia ruris.
On ne connaît que les Grecs & les Romains, on dirait qu'ils sont tout l'Univers ; que l'héroïsme & les grâces abhorrent tout autre costume que le leur. Je ne saurais trop le répéter, étudions les Anciens pour nous tenir toujours près de la nature, mais ne craignons pas d'étendre la carrière, & de mettre sous les yeux des nations, un spectacle qui soit à leur portée & les rappelle à elles-même.
(nb) Nec minimum meruere decus, vestigia graeca,
Ausi deserere, & celebrare domestica facta.
HOR.
Les grands Écrivains sont les législateurs des Empires par les grandes vérités qu'ils répandent. Ainsi les Peintres seront à leur tour les bienfaiteurs de leur patrie, s'ils savent l'intéresser à leurs compositions, & lui montrer le chemin de l'honneur dans l'exemple de ses propres vertus.
(nb) Quid virtus, quid sapientia possit utile proposuit nobis exemplar. HOR.
De tout temps, & chez toutes les nations, l'amour des richesses est le mobile universel. Mais cette passion rétrécit l'âme, l'avilit ;
(nb) Turpi fregerunt saecula luxu, divitiae molles. JUVEN.
son ascendant ne peut être balancé que par l'amour de la gloire. Or, quel moyen plus puissant pour faire naître l'amour de la gloire, que l'attrait des
monuments érigés à la vertu. La postérité ne recherche point les images des hommes corrompus & flétris.
Ce sujet est vaste & nous mènerait loin. Revenons.
193. Les mêmes recherches sont communes à la Peinture au pastel, quoiqu'elle ait moins de besoins, & peuvent augmenter ses richesses. Il ne serait pas impossible qu'il y eût d'autres expédients que ceux que j'indique pour composer des crayons & rendre les substances traitables, indépendamment de celui de l'esprit de vin. Mais, à coup-sûr, il n'en est pas de plus simple à cet égard, ni même de plus certain pour assurer les couleurs, que ceux que j'ai proposés, & je crois n'avoir omis rien d'essentiel, quoique je n'aie pas eu le moindre secours & n'aie trouvé dans les Auteurs aucune espèce de notion.
(nb) M. de Piles, dans ses éléments de Peinture, dit bien quelque chose du pastel, mais ce qu'il en dit n'apprend rien.
Peut-être suis-je entré dans des détails minutieux. Mais ils étaient nécessaires pour aplanir les difficultés à-ceux qui veulent essayer leurs forces, difficultés qui souvent découragent des talents Heureux. Si les Auteurs de l'Encyclopédie, si les Académies des Sciences ne dédaignent pas de s'occuper de la pratique des Arts & Métiers, je ne dis pas les plus vils, car il n'y a de vil que l'intrigue ou l'inutilité, je n'ai pas dû rougir de considérer le plus aimable de tous les arts, la Peinture, dans ses rapports avec la physique, afin que le talent ne soit pas dégradé par la matière.
194. Au reste, il y a des amateurs à qui les soins & les préparations dont je viens de parler, pourraient ne plaire pas, quoiqu'on pût les regarder comme un amusement semblable à ceux que procurent les exercices du corps. Ils pourraient aujourd'hui préparer une substance, demain l'autre, & faire ensuite porphyriser toutes leurs préparations. En tout cas, ils trouveront à Paris, chez les marchands de couleurs, & dans les Provinces, chez les marchands d'estampes, des crayons tout préparés. On en apporte de Francfort, d'Ausbourg, de Nuremberg, qui font très durs. Quelques personnes vantent ceux qui se fabriquent à Lausanne suivant les procédés d'un nommé Stoupan, qui n'est plus. Ils sont d'une forme très régulière, & d'un coup-d'oeil fort net. Mais un Artiste, jaloux d'obtenir, avec le suffrage de ses contemporains, ceux de la postérité, peut-il se reposer sur autrui du choix des matières, lorsque les mélanges qui les déguisent ne permettent pas de les reconnaître, qu'il ignore si l'on s'est donné la peine de les amener au degré de pureté convenable, & même si ceux qui les préparent se sont jamais doutés de la nécessité de le faire ? Tous ceux qui peuvent en faire une certaine consommation, doivent d'ailleurs désirer de s^épargner cette dépense.
195. Quant aux personnes qui s'essayent & dont les ouvrages ne sont pas destinés à jouir d'une éternelle durée, il est très indifférent que les
substances aient été préparées avec un soin particulier. Pourvu que les crayons soient friables, cela doit leur suffire, quand même il y aurait peu de choix
dans les matières. Qu'importe pour elles ; par exemple, que les teintes laqueuses soient composées de laque ou de carmin, puisqu'elles font assez longtemps le
même effet ? Elles peuvent, en un mot, employer sans inconvénient les substances les moins précieuses ; &, s'il faut les traiter par le lavage, afin d'éviter
la dépense de l'esprit de vin, c'est moins pour les purifier que pour les rendre traitables.
Après avoir exposé la manière de composer les crayons des couleurs capitales, ce qui fait l'objet principal, quant au matériel de ce genre de Peintute, nous
allons expliquer, en très peu de mots, celle de former les diverses nuances qu'il faut y joindre.
Des Crayons de diverses teintes.
. C'est avec les couleurs principales dont nous venons de parler, que se composent toutes les nuances 8c teintes particulières ; c'est-à-dire que celles-là sont des couleurs simples, & celles-ci des couleurs composées. Par conséquent nous présupposons qu'on a lavé suffisamment ou purifié les couleurs principales avant d'en composer les diverses nuances dont nous allons faire mention. Nous nous bornerons à quelques exemples, pour abréger, en commençant par les résultats du blanc avec les autres couleurs prises dans l'ordre où nous les avons déjà suivies.
Résultat du mélange du blanc avec les autres couleurs simples.
197. La craie ou blanc de Troyes, mêlée avec le stil de grain jaune, donne des crayons de couleur soufre. Pour cet effet, on met avec un peu d'eau sur le porphyre, partie à-peu-près égale de l'un & de l'autre, on les broie jusqu'à ce que la combinaison soit complète, & le reste, comme on l'a dit ci-dessus, des couleurs principales.
198. Mêlée de même avec l'ocre jaune, la craie donne la couleur de chamois, & la couleur de chair avec l'ocre rouge.
199. En la broyant de la-même manière avec le cinabre, on aura des crayons de couleur de feu. La craie avec la laque produira la couleur de rose.
200. Mêlée avec du bleu de Prusse elle donne le bleu de Ciel. Mais avec le bleu céleste,( n°. 154 ), le bleu sera plus doux.
201. En employant le vert, au-lieu de bleu, la craie donnera le vert de pomme.
202. Avec le violet elle fera le gris de lin.
203. Mais avec la terre d'ombre elle produira des crayons d'une couleur fauve plus ou moins obscure, suivant les proportions de l'une ou de l'autre.
204. La couleur de cendre sera le résultat de la craie avec la terre de Cologne, bien calcinée.
205. En la mêlant avec du noir, on aura le gris. Tous les autres blancs qu'on emploierait au lieu de craie produiront les mêmes effets.
Résultats du mélange du jaune avec les autres couleurs simples.
206. On met sur le porphyre avec un peu d'eau, parties à-peu-près égales de jaune & de rouge. Avec ce mélange on compose des crayons de couleur orangée.
207. Nous avons dit, n°. 159, que le jaune avec le bleu donne le vert.
208. Mêlé de même avec la terre d'ombre, il produit la couleur de bois, & celle de l'olive plus ou moins obscure, lorsqu'on le mêle avec la terre de Cologne ou le noir.
Du mélange du rouge avec les autres couleurs simples.
209. On vient de voir, en grande partie, quels sont les résultats de ce mélange. Il suffira d'ajouter ici que le rouge avec les couleurs obscures, telles que la terre d'ombre ou le noir, donne des couleurs fauves ou brunes, plus ou moins approchantes du marron, suivant que la dose de l'un ou de l'autre domine. Par exemple, si l'on mêle du cinabre avec du noir, on aura des crayons d'un brun rouge très obscur.
Du mélange de plusieurs couleurs principales.
210. Indépendamment des teintes que produisent deux différentes couleurs principales réunies, il se forme encore des couleurs particulières du mélange de plusieurs couleurs principales, combinées ensemble suivant différentes proportions.
211. Ainsi l'on obtient la couleur d'ardoise par le mélange du blanc avec du noir & du bleu.
212. Les mêmes ingrédients avec très peu de laque, donnent la couleur d'acier.
213. Le gris de perle se compose avec du blanc, de l'ocre, un peu de noir & de bleu.
214. L'écarlate est plus simple, on l'obtient de deux parties de cinabre avec une partie de laque ordinaire.
215. Le cramoisi se compose, au contraire, de deux parties de laque sur une de cinabre. Le carmin donne seul le cramoisi. Mais on ne le prodigue pas.
216. Pour le pourpre, il faut une partie de bleu de Prusse & deux parties de laque. Nous avons déjà parlé du violet & du vert.
217. Au reste, on conçoit que pour former des tons plus ou moins clairs des divers composés dont il s'agit, on n'a besoin que d'y mêler plus ou moins de blanc ; &, pour en donner un dernier exemple, on fait du lilas en ajoutant au mélange qui compose le violet, un peu de blanc. Et ce lilas sert pour les parties peintes en couleur violette qui doivent être plus éclairées, comme du noir & du bleu servent pour rembrunir la même couleurdans les parties ombrées.
218. Remarquez au surplus que toutes les couleurs s'éclaircissent à mesure que les crayons sèchent en sortant de dessus le porphyre.
C'en est assez, & trop peut-être, sur cet objet. L'usage apprend ces choses-là. Quelques éclaircissements même qu'on pût donner là-dessus, jamais on ne ferait
un Artiste. Mais les personnes qui s'essaient ont besoin de secours. C'est pour elles seules que nous sommes entrés dans ce détail, & par la même raison, nous
dirons un mot des carnations à cause, de leur importance.
Des Carnations.
219. Les pastels pour les carnations doivent être traités avec soin.
220. Mettez sur le porphyre une certaine quantité de craie avec un peu d'ocre jaune & de cinabre, ou de carmin. Broyez bien le tout ensemble avec de l'eau claire, & formez-en des crayons que vous laisserez sécher à l'ombre, sur de la craie pure ou du papier.
221. Les mêmes matières vous donneront une seconde teinte plus vive ou plus haute en couleur, en augmentant un peu les doses de l'ocre jaune & du cinabre, ou du carmin.
222. Composez la troisième sans ocre avec du blanc, du cinabre & du carmin pour les parties sanguines, les lèvres, la pomme des joues.
223. Moins de blanc fera la quatrième avec du brun-rouge & du carmin.
224. L'on peut avoir besoin d'une teinte plus rembrunie que cette dernière. Les mêmes ingrédients avec une pointe de bleu de Prusse & d ocre
jaune la fourniront.
Voilà pour les tons clairs.
225. Comme il faut des ombres dans un tableau, les tons clairs doivent être accompagnés de tons bruns. On composera donc ceux-ci d'un peu de blanc & d'ocre de rue avec du cinabre, du brun-rouge, du bleu de Prusse & quelquefois du noir, de manière que cette teinte soit un peu plus obscure que la précédente. Il faut faire diverses nuances de teintes brunes comme de teintes claires, en augmentant ou diminuant la dose de quelques-unes des couleurs principales qui les produisent, telles que le brun rouge, le carmin, le bleu, le noir, & même en supprimant le blanc, qu'on remplace par l'ocre jaune. L'usage en apprendra la-dessus plus qu'on n'en pourrait dire dans un long Chapitre. Il suffit de ces notions générales.
226. Il y a dans les tableaux de chaque Artiste, une touche & des tons dominants qui font assez vite reconnaître sa manière. La teinte générale des ombres y contribue beaucoup. Chez les uns elle est bleuâtre, chez les autres elle est jaune, dans d'autres, rouge ou noire, chez ceux-là grise ou violette, etc.
227. La chair dans l'ombre, paraît toujours un peu mêlée de toutes ces teintes-là. Par conséquent le ton dominant des ombres doit participer de toutes ces nuances. En général les ombres doivent être d'un brun léger, mêlé de diverses teintes rompues de brun rouge, de carmin, de Jaune & de bleu. Gardez-vous de voir la nature verte ou violette comme l'ont fait quelques Artistes. Il faut, à cet égard, se défier de ses yeux, écouter la critique, ou plutôt consulter avec la plus grande attention les tableaux du Guide, de l'Espagnolet, de Rubens, de la Hire, de Largillière, etc.
(nb) Il y a, sans doute, beaucoup de différence dans la manière de tous ces Peintres. Par exemple, l'Espagnolet emploie des ombres très fortes mais nettes. Le Guide, au contraire, des ombres presque toujours tendres, ainsi que Vandyck. La Hire a pris le milieu. C'est un très bon coloriste. Aucun Peintre, à cet égard, ne serait au-dessus de Rembrandt, s'il n'eût pas affecté de chercher des effets singuliers. Rien de plus pur que ses carnations dans le clair, lorsqu'elles ne sont pas exagérées, mais tout le reste est ridicule. Or, quoique leur manière soit très différente, cela n'empêche pas qu'on ne puisse juger par comparaison des effets qu'on aura produit, sans même les avoir copiés, ou plutôt c'est par un heureux mélange de leur manière autant qu'elles peuvent sympathiser, qu'on peut, à l'exemple de Raoux, se faire un coloris d'une certaine magie, si l'on n'a pas le bonheur, comme le Corrège & Largillière, de lavoir reçu du Ciel.
Comparer sa touche avec la leur, & juger à quelle distance on est encore de ce pinceau pur & net, ferme & sûr qui les distingue. Voir ensuite combien le
style de tant d'autres est indécis, noyé, sans éclat, sans énergie, ainsi, pour que les figures se détachent de la toile, on aura soin de jeter dans les
ombres même, à côté des parties saillantes, un coup de crayon vigoureux & fier, mais sans dureté. Ce crayon peut se composer d'une partie de brun-rouge, de
bleu, de noir & de carmin.
La manière obscure & noire, dure & touchante, est celle que la plupart des Italiens estiment le plus. Elle sera la meilleure en effet, si vous en ôtez l'excès
du noir & la dureté, c'est-à-dire s'il règne dans les touches même les plus sombres, une certaine transparence qu'on leur procure par des demi-teintes, sans
quoi les ombres sont toujours pesantes.
228. Surtout on évitera de salir par des couleurs obscures, les touches qui doivent rester dans le clair. Elles ne doivent se mêler que par leurs extrémités, lorsqu'on les fond ensemble ; & le meilleur moyen, c'est de les unir par des demi-teintes, surtout si l'on se propose de fixer le pastel.
229. On se gardera, par conséquent, de suivre la manière de ces Peintres qui composent leurs tons sur la toile même, en y brouillant leurs couleurs. Elles sont toujours un peu tourmentées & souvent ce ne sont que des barbouillages.
230. Ces demi-teintes participent donc des couleurs voisines, & se composent avec des couleurs de chair, ( n°. 220 & suivants ), où l'on fait
entrer un peu plus de jaune, de bleu, de violet, suivant les parties dont il s'agit ou suivant la nature des reflets qu'elles reçoivent. Ainsi, pour composer
une demi-teinte, on conçoit qu'en mettant, avec un peu d'eau sur le porphyre du blanc, ou quelquefois seulement de l'ocre jaune, & du brun-rouge, du carmin,
du bleu de Prusse ou du noir en plus ou moins grande quantité de chacun, l'on aura diverses touches analogues aux touches voisines. Encore un coup, c'est en
étudiant les tableaux des grands maîtres, & surtout la nature, qu'on peut acquérir là-dessus des notions précises, & se perfectionner dans Part de peindre,
qu'il n'appartiendrait de traiter qu'au petit nombre d'Artistes qui se rapprochent des anciens, encore ne pourraient-ils enseigner ces choses-là que par
l'exemple. Vainement répéteraient-ils ce qu'on trouve dans tant de livres ; » qu'il » faut graduer avec intelligence les clairs & les ombres, & donner à
toutes les parties une belle harmonie ». On entendra fort bien tout cela. Mais on n'en saura pas mieux comment on doit s'y prendre. C'est par l'usage, par le
goût, par les comparaisons qu'on peut y parvenir.
Il y a pourtant sur cette matière quelques principes généraux dont on peut donner l'aperçu. Nous allons les parcourir dans le Chapitre qui suit, afin d'aider
les jeunes talents éloignés des guides.
De la pratique de l'Art.
231. Nous supposons qu'on veut entreprendre une tête, & qu'on a la connaissance du dessin ; l'on prend un crayon quelconque d'une teinte légère ; on esquisse avec, sur le canevas, le plus juste qu'il est possible, tous les traits du visage, en établissant par un trait de séparation, les masses d'ombre & de lumière. Ensuite on ébauche le blanc de l'oeil droit de la figure avec un crayon d'un bleu verdâtre un peu sombre ; puis celui du côté gauche : on ébauche de même l'iris avec un crayon plus brun. L'on appuie même un peu le petit doigt sur l'ouvrage, après avoir appliqué le pastel sur le canevas pour l'y faire mieux adhérer. On s'essuie les doigts, on prend un autre crayon, couleur de chair, pour ébaucher les paupières supérieures qu'on sépare du blanc des yeux par un coup de crayon brun ; l'on trace les sourcils, & le pli qui est au-dessous, on y passe légèrement le doigt pour attendrir les touches ; on ébauche de même le nez de la couleur de chair la plus analogue à celle de l'original : on met des teintes plus obscures dans la masse des ombres qu'il produit ; on parcourt de la sorte chaque partie de la figure, effaçant avec un linge ce qu'on s'aperçoit qu'on a mal rendu, puis on revient à chacune en particulier, de manière que l'ouvrage, terminé par degrés, se finit, pour ainsi dire, à la fois. En un mot, on commence par dessiner la figure avec du pastel, comme on a coutume de le faire avec la sanguine ou la pierre noire, ensuite on met des couleurs de chair, d'après le modèle , & suivant que les parties sont plus ou moins éclairées, observant que, dans l'ombre, les tons doivent participer du ton des mêmes parties qui sont dans le clair. Il faut même rompre & dégrader les teintes à mesure qu'on approche de celles qui doivent fuir, sans cependant les noyer au point que les contours ne paraissent pas terminés. L'oeil du spectateur doit faire le tour de la figure,
(nb) Caput, crus & pedes éminent, & extra tabulam videntur, disait Pline, en parlant d'un ancien tableau qui faisait illusion.
& l'on y réussira, si les contours sont coulants, s'ils ne sont ni durs ou trop prononcés, ni noyés ou trop indécis.
232. Dans le portrait il faut s'attacher surtout à bien rendre le nez : on peut être sûr que le portrait ressemblera toujours dès que cette partie du visage sera parfaitement saisie. Ce n'est peut-être pas l'opinion générale ; mais il est certain qu'on a quelquefois changé tous les traits d'un portrait bien ressemblant, sans toucher au nez, & que ceux qui connaissaient l'original le nommaient sur le champ, malgré la différence qu'il y avait dans les autres parties.
(nb) Il y a longtemps que j'avais fait cette observation. Mais je viens de m'apercevoir que d'autres l'ont faite avant moi, comme on peut le remarquer dans le Cours de Peinture, par M. de Piles, pag. 266.
La raison de cela se présente d'elle-même. C'est au centre du visage que se porte habituellement l'oeil du spectateur. C'est donc cette partie, dont l'image le ramène au souvenir de l'original. Je ne prétends pas pour cela qu'on doive négliger les autres parties : je dis qu'il n'en faut négliger aucune, & moins encore celle-là.
233. Mais avant tout, il faut placer la tête dans une attitude aisée. Quoi de plus absurde qu'une figure dont le corps & les yeux sont tournés vers la droite, pendant que la tête est tournée à gauche ! C'est une contorsion. Rien pourtant de plus ordinaire dans les portraits, comme si la tête n'allait pas naturellement du côté vers lequel les yeux se portent. En prenant le parti de la dessiner un peu penchée en arrière & le corps en avant, mais d'une manière à peine sensible,
(nb) Ars illa summa est, ne ars esse videatut. Quintil.
on sera sûr de lui donner de la grâce,
(nb) Cette attitude peut suppléer au sourire. Au reste, les Artistes Anglais se récrient sur ce que nos portraits de femme ont le sourire sur les lèvres. Il n'y a qu'à leur donner l'air triste & lugubre de l'ennui ; comme si la gaieté n'était pas l'apanage de la nation Française. Elle est d'ailleurs celui de l'innocence. Les Anglais sont les détracteurs de tout ce qui n'est pas eux. Olerunt hilarem tristes. Hor. Qu'ils suivent leur régime, & quoiqu'ils en disent, que l'eau, la diète, l'exercice & la gaieté soient toujours le nôtre.
& dès qu'elle aura de la grâce, quelque peu touchante que soit d'ailleurs la physionomie, elle plaira par l'effet du charme qui naît de l'imitation.
....... Point de monstre odieux,
Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux.
234. Ce que je dis là regarde les portraits de femme. Il ne serait guères moins ridicule de peindre un homme dans cette apparence de mollesse ou de négligence, que de représenter un Roi, la tête raide & le poing sur la hanche, comme une habitante de la halle, gourmandant sa voisine. Cette noble idée s'est pourtant répétée cent fois, il n'y manque plus que de l'entourer d'esclaves gémissants. Qui reconnaîtra jamais deux Rois magnanimes dans les statues du Pont-Neuf & de la Place des Victoires, en voyant à leurs pieds des malheureux chargés de chaînes, & dont la douleur nous perce l'âme ?
(nb) L'antiquité ne nous offre rien qu'on puisse mettre au-dessus des deux vieillards enchaînés à la Place des Victoires. Mais ces esclaves se concilient mal avec le superbe titre, viro immortali. Ce n'est pas en faisant des esclaves que les Rois vont à l'immortalité.
Le véritable attribut des Rois est le bonheur de tout ce qui tombe sous leur empire, & quiconque voit autre chose qu'un père dans son Roi, n'est qu'un vil corrupteur fait pour être enchaîné lui-même à la place de ces vains simulacres.
235. Ce n'est pas que ces sortes de tableaux ne soient susceptibles d'ornements allégoriques. Mais il ne faut pas que l'accessoire domine sur le principal, comme on le voit dans certaines compositions. Encore est-ce dans la région de l'air seulement que les figures allégoriques doivent paraître. Aussi faut-il les toucher si légèrement, qu'elles soient, pour ainsi dire, aériennes & transparentes.
236. Quant aux sujets purement allégoriques, ils doivent être simples comme les Fables d'Esope & leur sens également facile à saisir. Toute composition qu'il n'est pas aisé de deviner, ne mérite pas même d'être étudiée. Il faut la reléguer dans la classe des logogryphes & des énigmes. Veut-on montrer, par exemple, qu'on ne peut trop veiller sur soi-même contre les surprises de l'amour ? On verra la vertu languissamment couchée sur un tapis de verdure, au bord d'un ruisseau qui vient se précipiter & se perdre sur le devant, dans des gouffres & des rochers. L'amour, un masque à la main, voltige au-dessus de sa tête parmi les feuillages, & répand des pavots assoupissants. La vigilance & les symboles
(nb) Un coq, un chien.
qui la caractérisent, dorment auprès d'elle. A ses pieds un satyre détache à la dérobée une lionne enchaînée à la pierre carrée,
(nb) On sait qu'il y a toujours une pareille pierre aux pieds de la vertu personnifiée.
pendant qu'un autre satyre soulève adroitement les voiles légers qui couvrent ses charmes, & qu'un vautour saisit une colombe dans ses mains. Le ciel se couvre & devient orageux. Sur le côté, la statue de Minerve est mutilée, & les amours brisent son égide & son casque. On voit dans l'éloignement les ruines d'un temple consumé par les flammes, etc.
(nb) Un de nos Artistes les plus estimés, ( M Greuze ) travaille en ce moment-même un sujet semblable, nous ne nous sommes point rencontrés dans la composition.
Ce genre, trop peu connu, tient beaucoup à celui de la Fable & des Métamorphoses. Il n'obtiendrait sûrement pas moins de suffrages.
237. On ne doit pareillement choisir dans celui de la Fable que des sujets d'une moralité frappante. Que fait au genre humain l'image cent fois répétée de Ganimède, ravi par l'aigle de Jupiter ; d'Orithye, enlevée par Borée ; de la marche triomphante de Bacchus ? Mais la perfidie de Laomédon, la stupide avarice de Mydas, la vanité puérile de Narcisse, l'orgueil & l'ambition du fils de Clymène, l'avilissement d'Hercule, qui prend une quenouille par faiblesse pour Omphale, offriront, sous les pinceaux d'un Artiste intelligent, d'utiles leçons. Que seraient les jeux du théâtre, que serait l'histoire elle-même, s'il n'en résultait quelque moralité ? Le plus superbe ouvrage de Peinture ne sera jamais, sans cela, qu'un parterre où les fleurs ne servent qu'au plaisir des yeux, & ce qui ne plaît qu'aux yeux n'intéresse pas longtemps. En un mot, si l'on éprouve une sensation douce à la vue d'une composition recommandable par la correction du dessin, par la grâce des airs de tête, par la vérité de l'expression, par la fraîcheur du coloris, d'un autre côté la découverte du sens moral qu'elle renferme, donne encore plus de plaisir à l'esprit que toutes ces qualités-là n'en donnent aux yeux. Utile dulci.
238. Le genre de l'histoire n'exige pas une imagination si poétique. Mais c'est-là que peut se déployer toute l'énergie d'un grand caractère, que la composition moins pleine de feu que de sagesse, prend un style mâle ; c'est là que les draperies doivent être riches, les fabriques nobles. Il faut surtout, que le sujet soit intéressant, tel qu'en fournissent les époques du règne de Louis IX, de Charles V, de Charles VII, de Louis XII, etc. Quoi ? parmi tant de traits dignes d'être conservés, parmi ceux même qui se passent sous nos yeux, aucun ne peut enflammer le génie d'un Artiste ! C'est en vain que les feuilles publiques les célèbrent, que les sociétés patriotiques leur décernent des prix honorables ! Les Peintres sont de glace ; le siège de Troye est à leurs yeux plus mémorable que le siège d'Orléans, & jamais l'assemblée des Français, dans la ville de Tours, pour peser les intérêts de l'état, ne sera comparable à celle où les Capitaines Grecs vont disposer des armes d'Achille ?
(nb) Non hoc ista sibi tempus spectacula poscit.
Hé ! comment ne voient-ils pas qu'ils pourraient compter autant de suffrages qu'ils auraient de spectateurs, s'ils entraient dans le génie de leur siècle &
devenaient Peintres-Citoyens. La gloire nationale, ainsi que le bonheur public, sont un patrimoine commun pour lequel chacun doit travailler puisqu'il le
partage.
Codrus & Curtius se sont immolés pour le bien public. La France a ses Codrus & ses Curtius, & du moins l'histoire ne laisse pas de doute sur la réalité du
sacrifice d'un Carcado, d'un Devins, d'un d'Assas & de tant d'autres.
Le fameux combat de ce Renaud de Bréham sous Louis IX,
(nb) Il fut attaqué dans son jardin par cinq Anglais. Un Prêtre & son domestique vinrent à son secours. Ils tuèrent trois des assaillants, & forcèrent les deux autres à prendre la fuite.
la courageuse fermeté de ce Charles VII, qui, déshérité par un père en démence & par une mère dénaturée, en appelle au Ciel & à son épée ; la justice de ce Philippe de Bourgogne, qui force un Ministre prévaricateur à réparer l'outrage qu'il a fait à l'innocence,
(nb) Ce Ministre, appellé Rhinsaud, pour s'assurer la conquête de Saphira, s'était défait de son mari. Le Duc de Bourgogne, après l'avoir obligé de lui faire une donation de ses biens, la lui fit épouser, &, la cérémonie achevée, la délivra du Monstre.
les transports de la nation décernant à Louis XII, avec des larmes de joie, le beau titre de Père du Peuple, au milieu de l'assemblée des Etats, la tendre humanité de ce Henri qui, pendant qu'il assiège Paris, en nourrit les habitants que la famine dévore, & tant d'autres traits sublimes ne sont-ils pas aussi propres à développer les talents de l'Artiste que tout ce que l'antiquité nous offre de plus remarquable chez les Grecs & les Romains.
239. Le genre des batailles rentre dans celui de l'histoire. Mais il exige plus de fougue, plus de fracas. Un peu de confusion n'est pas même un défaut, pourvu que l'oeil puisse distinguer un groupe principal. C'est-là que le désordre est un effet de Part, il ne faut pas que les figures grimacent, ni que leurs mouvements soient contre nature ; mais, à cela près, l'expression ne peut être rendue avec trop de force. Que les combattants s'élancent furieux les uns sur les autres. Que les images les plus terribles, semées de toutes parts, le feu, le sang, la mort ne laissent à l'âme aucune retraite pour se reposer. Ne craignez pas de rendre la scène trop déchirante. Je veux entendre les cris des mourants, &, lors même que j'épouse la querelle du vainqueur, il faut que ses lauriers m'arrachent des larmes.
240. Le paysage peut entrer dans toutes ces sortes de sujets. C'est le genre le plus facile, & dans lequel on a le plus approché de la perfection. Mais le paysage sans accessoires est peu de chose. Destiné par lui-même à nous retracer les doux souvenirs de la vie champêtre, il peut offrir les détails les plus riants, des bergeries, des vendangeurs, des parties de pêche, des danses de moissonneuses, des voyageurs, des citadins sur 1e gazon, tous les amusements de la campagne, des moralités même parées des attributs dé l'Eglogue ou de l'Idille. J'aperçois à l'ombre d'un sycomore, une jeune bergère qui rougit, interdite, confuse, & dont les bras inanimés laissent tomber sur ses genoux une houlette qu'elle ornait de fleurs. Sa quenouille & son fuseau sont à ses pieds. Ses moutons, encore éloignés de la prairie, languissent dans l'attente. Sa mère, car à l'air de famille on ne peut s'y tromper, vient de la surprendre, & lui témoigne de la colère à la vue de cette houlette qu'elle indique d'une main, tandis qu'elle montre la quenouille de l'autre, & qu'un gros dogue gronde deux tourterelles perchées sur un arbre. Je vois ce que signifie ce tableau ; mais un jeune berger qui s'est réfugié derrière le sycomore, avec l'air de la plus vive inquiétude, achève de m'en expliquer le sujet. Ainsi l'Idylle vient se placer d'elle-même dans le paysage. C'est à la Peinture à l'animer, à lui donner un peu plus d'action que ne l'a fait la poésie. Elle pourrait devenir, dans ses mains, une jolie scène dramatique. Mais n'allez pas me renfermer dans l'enceinte qui borne votre vue au milieu d'un bosquet. Mes yeux veulent parcourir un plus vaste horizon. Que les jeux & les charmes de la campagne viennent s'y rassembler pour m'apprendre à regretter le séjour de la paix, de l'innocence & du bonheur. Que me diraient des arbres, des ruisseaux, des rochers solitaires ? Vous n'arrêterez mes regards sur le site le plus délicieux, qu'en amusant mon coeur par d'agréables illusions. Cependant si vous m'offrez des bosquets bien symétrisés, des châteaux, & le luxe des villes transporté dans les campagnes, qu'elles soient désertes & frappées de stérilité ; que les chaumières tombées en ruine me peignent la misère toujours voisine des grandes possessions.
(nb) On désire que les campagnes se repeuplent de gens riches. Mais l'exemple de la corruption, mais le poids du crédit ? Il faut honorer les Agriculteurs comme la portion la plus importante de la société ; c'est alors qu'ils sentiront combien le bonheur d'une vie réglée simple & paisible, est préférable aux vaines espérances qu'ils viennent poursuivre dans les villes.
241. On jette aussi quelquefois des chasses dans le paysage. Elles peuvent faire les délices des gens livrés à cet exercice, qui tient aux moeurs des peuples encore sauvages.
242. Les marines sont plus généralement goûtées. Au moins donnent-elles l'idée d'un grand spectacle, & elles peuvent inviter à réfléchir sur l'importante question de savoir si le commerce maritime est réellement, comme on le dit sans cesse, le nerf d'un État, ou si, pour employer une comparaison, il n'est pas utile à sa prospérité de la même manière qu'une table somptueuse est utile à la santé.
243. La Peinture est soeur de l'Éloquence & de la Poésie. Elles s'élèvent toutes les trois, d'un même vol aux objets les plus sublimes & peuvent enseigner à l'envi de grandes vérités. Veulent-elles montrer, par exemple, sur quelles bases portent les gouvernements bien constitués. Elles ouvrent le Ciel ; en font descendre la Religion que le Génie de l'Empire accueille. A son aspect les vices prennent la fuite. Elle console d'une main la vertu par l'espoir de la couronne immortelle qu'elle lui montre, secourt de l'autre, à la dérobée, l'humanité souffrante. A l'entrée d'un temple formé de quatre colonnes, dont les chapiteaux ont pour décoration les symboles de l'Empire
(nb) Voyez le nouvel ordre d'Architecture qui se trouve chez Guiot, graveur, à Paris, rue Saint-Jacques, no. 9.
& qui soutiennent une couronne qui leur sert de coupole, on voit la souveraineté sous la figure d'une femme dont les yeux respirent la tendresse ; elle rassemble en cercle toutes les classes de la société, car tout se tient dans l'ordre social, & le dernier chaînon touche au premier. Sous ses yeux, la Justice, met au devant de l'innocence, le livre de la loi pour la garantir des attentats de l'envie & de la perversité, pendant que la force, les yeux tournés sur la justice, terrasse la perversité, chasse la discorde, & contient le démon de la guerre. De l'autre côté l'industrie sillonne tranquillement la terre avec le soc de la charrue, & sème, entourée des arts, les trésors de l'abondance. Voilà comment les Empires reposent sur quatre colonnes, la Religion, la Justice, les Armes & l'Agriculture. Ainsi la Justice est soutenue par la force, mais si la force est la compagne de la justice, elle ne la dirige ni ne la maîtrise pas. Toutes les deux sont également les bras du Souverain. Quel serait en effet le renversement de l'ordre, si la partie armée des citoyens uniquement établie, & c'est ce qu'il faut que l'on sache, pour défendre celle qui ne l'est pas, devenait oppressive & s'arrogeait le droit de la fouler aux pieds ?
244. Le Peintre & l'Écrivain, lors même qu'ils ne paraissent prendre que des formes riantes, savent cacher l'instruction sous cette écorce légère. Ils ne perdent pas de vue qu'ils sont en présence des siècles à venir encore plus que du leur,
(nb) On dit qu'un de nos Artistes les plus en vogue, se reprochait amèrement, vers les dernières années de sa vie, d'avoir trop souvent négligé de pareilles réflexions. Ses premiers succès l'avaient gâté.
& c'est par ce moyen que les tableaux de Protogène ont sauvé Rhodes de la fureur de Démétrius, comme les poésies d'Eurypide ont sauvé les Athéniens de la
vengeance de Syracuse.
Ajoutons ici quelques développements à ces observations générales, sans prétendre nous appesantir sur la théorie de la Peinture. Ce serait une entreprise un
peu vaste que d'en traiter à fond toutes les parties.
245. Le premier des principes roule sur le choix ou l'invention du sujet. Nous avons déjà dit qu'il doit être intéressant, ( n°. 192 & 238.) Du moins faut-il tâcher de le rendre tel.
246. Le second porte sur l'ordonnance ou distribution des objets qui doivent le composer. Elle doit être facile, simple & naturelle.
247. Le troisième principe est relatif au dessin. Le dessin doit être pur, correct & précis.
248. Le quatrième embrasse le style. C'est principalement l'expression, la grâce, & le coloris qui constituent ce qu'on nomme le style. Mais le dessin lui-même entre pour beaucoup dans cette partie. Le style doit être coulant, noble, énergique.
249. L'art des groupes, celui des contrastes, des draperies, de la perspective & du clair-obscur sont autant de branches de ces principes
généraux.
Supposons maintenant, pour en rendre l'application plus sensible, qu'on a fait choix d'un sujet & qu'on s'est déterminé pour celui qui suit.
250. Dans la dernière révolution de Gênes, un Officier Français, il se nommait Roquefeuille, était chargé de défendre le poste important de la
Madona Della Croce ; mais il n'avait que très peu de monde & ne pouvait compter sur aucun secours de la part des Génois. Instruit qu'il doit être
attaqué par des forces supérieures, il court vers la Place, monte sur une estrade qu'allait quitter un Religieux qui prêchait le peuple. Il annonce qu'il
vient d'avoir une apparition de la Madone. Elle m'a déclaré, poursuit-il, qu'elle allait être attaquée par les Autrichiens, mais qu'elle ne voulait point que
les Français eussent la gloire de les chasser, parce qu'ils n ont pas assez de dévotion, qu'il fallait que les Génois vinssent la défendre, & qu'elle leur
promettait la victoire. Il n'a pas fini que les Génois s'arment, le suivent, & le succès couronnant son audace, justifie l'apparition.
Je prends ce trait parmi cent autres, parce qu'il est moderne & qu'il est peu connu parmi nous, quoiqu'il soit dans la bouche de tous les Génois.
. On conçoit qu'il ne s'agit pas se représenter l'orateur en cuirasse, ni dans la posture d'un saint Paul, annonçant l'Evangiie aux Nations. Mais il doit être presque en désordre, comme un homme qui vient de se dérober au sommeil. Sa physionomie n'est pas non plus celle de Turenne ou de Condé, mais celle d'Annibal, l'air rusé, mêlé d'audace & de finesse. Le Religieux descend de l'estrade les yeux tournés sur ce nouveau Prédicateur. Celui-ci présente une épée à la multitude & montre la madone sur un nuage. On doit moins la voir que la deviner. Mais elle fait descendre un bouclier sur lequel sont représentées les armes de Gênes. Quelques bras sont tendus pour le recevoir. Les femmes elles-mêmes excitent le peuple & lui donnent des armes. Le soleil se lève, on l'entrevoit derrière le tronc d'un arbre. Les ombres par conséquent doivent être horizontales. Dans un coin parait une petite forteresse avec un drapeau semé de fleurs de lis, & dans l'éloignement les troupe Autrichiennes se glissent vers ce poste pour le surprendre. On les reconnaît à l'aigle de leurs enseignes. Dans l'autre coin paraît un Sénateur qui semble applaudir à la dérobée ; & qui se couvre de son manteau du côté des Autrichiens, de peur d'en être aperçu.
252. Comme un tableau ne doit représenter qu'un seul instant, qu'une seule action, qu'un lieu principal & ses dépendances.
Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli,
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.
L'Artiste doit choisir la circonstance la plus favorable & qui fournit les situations les plus heureuses. Ainsi le Brun, dans la famille de Darius, a représenté la mère de ce Prince avec ses enfants, aux pieds d'Alexandre. Le tableau serait beaucoup plus vague & moins touchant s'il avait choisi l'instant qui suivit celui-là. Je pourrais citer encore un heureux choix dans l'exemple du Saint-André, sur le point d'être martyrisé. L'Artiste, laissant à l'écart l'idée triviale, de l'étendre sur la croix, a tiré de l'instant qui précède un mouvement sublime. L'Apôtre se jette à genoux devant cette croix pour honorer cet instrument de sa mort ou plutôt du bonheur immortel dont il va jouir. Mais cette idée vraiment grande & belle a souvent été répétée.
(nb) On la voit exécutée à Notre-Dame dans la croisée à droite. Ce tableau n'est pas l'ouvrage de Jacques Blanchard, le Coloriste, puisqu'il est de 1670, & que cet Artiste mourut en 1638. On la trouve encore dans un tableau du Guide, à Saint-André du Mont Célius, à Rome. L'Albane a aussi traité ce sujet de la même manière, dans un grand tableau de l'Église de Servites, à Bologne, etc.
Ainsi quand on aura, par exemple, à représenter la guérison du possédé, l'on n'ira pas se déterminer pour l'instant qui précède le prodige comme l'ont fait la plupart des Artistes.
(nb) On en voit deux tableaux à Notre-Dame.
C'est un mauvais choix. On n'y voit, au Heu des belles expressions de la reconnaissance & de l'admiration la plus éclatante, que les contorsions d'un furieux qui se débat dans ses chaînes. Il en résulte une équivoque détestable. D'ailleurs c'est le prodige qu'on cherche, & l'on n'en voit pas.
253. Quant à l'unité d'action, rien de plus absurde qu'un tableau qui représenterait deux actions simultanées indépendantes l'une de l'autre. L'attention ne peut se partager entre deux objets à la fois, ni l'intérêt se diviser. On ne voit aujourd'hui que bien rarement de pareilles bévues, quoique de grands Artistes y soient tombés autrefois.
254. Cette unité d'action renferme nécessairement celle de temps & de lieu. Je n'ai donc pas besoin d'insister sur ces deux articles.
255. Ce n'est pas que si le trait historique est peu riche par lui-même, on ne puisse y joindre, lorsqu'on a beaucoup d'espace, des accessoires analogues. S'ils le développent ils l'embellissent. On a vu que l'éloquence, la poésie & la peinture font soeurs. Mais c'est trop peu dire. Est-on Orateur, est-on Poète, si l'on n'est Peintre ? Non ; de même le Peintre est tout à la fois Orateur & Poète. On peut même ajouter qu'en général celui qui n'exécutera son sujet que comme un Historien l'aurait décrit, n'ira pas loin. Que dirait-on de la Lusiade ou de la Jérusalem, si íe Camoëns & le Tasse avaient sèchement raconté les voyages de leur Héros dans l'Inde & la Syrie ? Une très-légère circonstance, le moindre épisode, une saillie puisée dans la morale ou dans le sentiment, liée toutefois avec le sujet, suffit pour l'élever au ton de la poésie, pendant que l'expression l'élève a celui de l'éloquence. Qu'un Artiste, par exemple, veuille représenter une petite fille dont sa mère ajuste la coiffure. Cette idée est sort simple & n'offre rien de fort piquant. Mais n'en demandez pas davantage à tous ces tableaux qu'on nous apporte ... On m'a déjà deviné. C'est assez. Que fait l'imagination pour embellir cette froide & stérile image ? Elle prend le pinceau de Chardin : pendant que la mère assujettit la tête de la petite-fille & range sa coiffe, celle-ci tourne les yeux sur le miroir pour se regarder & nous fait sentir que les mères font trop valoir aux enfants le prix de la parure. Inde mali iabes.
(nb) Je ne l'ai point vu : j'en parle seulement d'après la gravure qu'en a fait le Bas & que tout le monde connaît.
Aussi fit-on sur ce joli tableau ces quatre vers :
Avant que la raison l'éclaire,
Elle prend du miroir les avis séduisants.
Dans le désir & l'art de plaire,
Les Belles, je le vois, ne sont jamais enfants.
C'est ainsi que pour exprimer une circonstance critique dans la vie d'un Héros, l'histoire qui l'écrit, laisse une lacune. Elle déchire le feuillet.
(nb). C'est à Chantilly qu'est ce tableau, par Corneille.
Ainsi le Poussin dans un de ses paysages où l'on voit une danse de jeunes bergères,
(nb) Dans le cabinet du Roi.
place, tout auprès, un tombeau qui semble avertir le spectateur du néant des plaisirs & lui dire combien l'intervalle est court de la vie à la mort,
(nb) Des critiques ( Richardson ) ont censuré cette idée que d'autres ont proposé comme un modèle, ( M. l'Abbé de Lille dans son Poème des Jardins ). Au reste, si l'on opposait que cet exemple ne répond pas à ce que je viens de dire, que l'accessoire doit être relatif au sujet, il suffit de répondre que celui-ci fait partie du paysage, & dès-lors il rentre dans le plan général de la composition. C'est un contraste que le goût le plus sévère ne peut condamner.
ainsi Jouvenet, dans son tableau du Lazare ressuscité,
(nb) Dans l'Église du Prieuré de Saint-Martin des Champs, à gauche.
représente un malade qui, plein d'admiration, lève les bras à la vue de ce prodige, & témoigne l'espérance qu'il a d'être guéri, tandis que les ouvriers
sont frappés d'étonnement, que les femmes & les disciples sont remplis de confiance, & que deux enfants, saisis de peur, se jettent dans les bras de leur
mère, & cependant regardent avec intérêt. Rien de plus simple & voilà le sublime.
Ce que je dis là de cette composition de Jouvenet, on peut le dire d'un tableau de Boullogne, d'une date antérieure, & qui représente le même sujet.
(nb) Aux Chartreux , près de l'autel à droite.
Il y a de grands rapports dans la manière dont ils l'ont conçu l'un & l'autre.
256. On voit, par cet exemple que les incidents doivent être analogues au sujet principal. Dès qu'ils aident à le faire comprendre ils en deviennent l'ornement. Je ne mets pas dans cette classe l'intervention des Dieux & des Déesses, même comme agents allégoriques, à moins que le sujet ne soit tiré de la fable, ou que cette intervention n'ait son fondement dans le récit même de l'histoire. Au moins faut-il être extrêmement réservé sur cet article. Un versificateur a beau nous mener sur les traces de Vénus & des Grâces, il a beau parler de Permesse & d'Hippocrène, ce n'est pas là ce qui fait le Poète. Les idées heureuses, élevées ou fines, mais inattendues, les élans d'une imagination vive, riche & féconde, voilà le Parnasse. Écartez enfin d'une composition tout épisode inutile. Dès qu'il ne l'orne pas, il la gâte. « J'interroge en vain ces figures-là, disait l'Albani, je leur demande ce qu'elles font dans ce tableau, toutes me répondent qu'elles n'en savent rien ». Mais dès que chaque figure accessoire fait penser le spectateur & lui développe le sujet, il aime à s'entretenir avec elle, & le résultat de cet entretien, c'est un sentiment, d'estime pour l'ouvrage & pour l'auteur.
257. Rendons tout cela plus sensible par un exemple, & prenons celui du Pigmalion de Raoux.
(nb) Au Louvre, dans la salle d'assemblée de l'Académie de Peinture, en face de la croisée.
Vénus entend ses voeux. Elle descend du ciel & touche la statue pendant que l'Amour la prend par la main. La statue s'anime. De petits amours s'empressent autour d'elle. Un d'eux prépare un collier de perles, un autre apporte une couronne de fleurs. Pigmalion, les bras étendus, est dans le ravissement. Plus loin paraissent de jeunes élèves du sculpteur. Ainsi, nulle circonstance qui ne soit analogue au sujet. Mais le trait heureux & poétique, l'idée inattendue, c'est qu'on voit circuler le sang & la vie dans les parties supérieures de la statue, pendant que les autres sont encore du marbre. Cette jolie pensée achève d'expliquer le sujet & de prouver, suivant l'intention de l'auteur, que l'amour peut donner une âme à qui n'en eût jamais.
258. Souvent même une bagatelle, un geste, suffisent pour faire d'un sujet ordinaire une Ode charmante. Annibal, avec un bon mot, fait marcher son armée à la conquête de l'Italie. De même une idée fine, spirituelle, subjugue, entraîne le spectateur. Qui peut disconvenir que ce fut une idée heureuse de représenter Diogène qui cherchait un homme avec sa lanterne, & qui l'a trouvé dans le Cardinal de Fleuri ? C'est sous le même rapport qu'on vante à Bologne ce mouvement de la Turbantine
(nb) C'est le nom que porte un tableau du Guide qu'on voit à Bologne au Couvent de Saint-Michel du Bois. Il est presque perdu.
qui vient offrir des oeufs à l'Hermite Benoît. Elle met la main dessus de peur qu'ils ne tombent du panier. Ce mouvement, sans-doute, est naturel & fin, mais on permettra que je cite à cet égard une idée d'autant plus intéressante qu'elle est, tout à la fois, spirituelle & dictée par le sentiment. Une jeune bergère, dans une nativité de la Fosse, apporte un oeuf à l'Enfant-Jésus, elle le tient d'une main, & mettant l'autre main sur la poitrine, c'est tout ce que j'ai, dit-elle à la Vierge, mais je vous l'offre de bon coeur.
(nb) Elle parle en effet, mais tout bas, ne manquerait pas de dire un Italien ; c'est qu'elle peur d'éveiller l'enfant.
La Vierge, en portant les yeux sur cet oeuf, & non sur la bergère, témoigne par ce mouvement le même intérêt que si c'était un trésor. Mais perdra-t-elle son enfant de vue ? Non ; pendant qu'elle se tourne pour regarder l'oeuf, ses deux bras qu'elle étend veillent autour du précieux nourrisson. Joseph seul, avance la main pour recevoir cet hommage du sentiment. Ces idées-là simples & délicieuses comme celles d'Anacréon, pénètrent jusqu'aux larmes, & l'auteur n'a pu les puiser que dans son coeur. Dira-t-on que ce sont des observations de commentateur qui prête à son Héros des idées qu'il n'a jamais eu. Mais on peut voir & juger.
(nb) Ce tableau de la Fosse est dans l'Église de Saint-Sulpice, a l'autel de la première Chapelle à droite, au-dessus de la sacristie. Le coloris en est beau. L'on y voit une fort belle tête de vieillard & deux ou trois Anges très jolis. Un des Anges, si ma mémoire ne me trompe, avance le bras pour faire signe que l'Enfant-Jésus dors, etc.
Il est impossible, en considérant cette composition, de n y pas voir tout ce qu'on vient d'observer.
259. Comme il faut éviter de surcharger le sujet d'accessoires inutiles ; on doit se garder encore plus de répandre dans un tableau d'histoire des détails puériles & minutieux. Ils décèlent une imagination stérile qui se jette sur tout ce qu'elle rencontre, & se couvre de haillons pour cacher sa misère. On ne s'amusera donc pas dans la représentation d'une scène intéressante à mettre des bambins à cheval sur un chien ou des marmousets qui se prennent aux cheveux. On doit laisser les pensées ignobles, grotesques ou bouffonnes à Scarron, travestissant l'Énéide.
260. A ces remarques sur l'ordonnance, ajoutons que le personnage principal de la scène doit toujours, sans être isolé, paraître un peu séparé des autres, afin qu'on puisse aisément le distinguer. Cela prévient les quiproquos. Voyez dans le magnificat de Jouvenet, combien la Vierge, par la manière dont elle est placée, & par son attitude, s'empare d'abord de toute l'attention.
(nb) On voit ce tableau dans le choeur de Notre-Dame. On pourrait lui reprocher une figure inutile, précisément celle qui représente jouvenet lui-même. La critique tombe dès que l'on considère que les gens de la maison se sont tous empressés de venir au devant de Marie. Il est alors du nombre des spectateurs qu'il a très bien pu représenter sous la figure qu'il a voulu.
Mais il faut ménager entre ce personnage & ceux qui sont les plus proches, une sorte de dégradation ou de liaison. Cette séparation n'est pourtant pas nécessaire quand la nature du sujet ne comporte aucune équivoque. On en voit un exemple dans le superbe tableau de l'adoration des Mages, par la Fosse. Toutes les figures n'y forment qu'un seul groupe, & rien cependant n'y paraît confus, tant elles sont bien distribuées.
(nb) Il est dans le même endroit que le précédent.
261. La liaison même, ou gradation d'une figure à l'autre n'est pas si capitale qu'on ne puisse quelquefois s'en écarter lorsque les circonstances l'exigent. Le Saint-Laurent de le Sueur, est dans ce cas, & cette composition ne brille pas moins pas la beauté de l'ordonnance que par la correction du dessin.
262. Le dessin dans l'ordre de l'exécution, marche après l'ordonnance. Il est sans-doute la base & le principe des études. On l'a défini l'imitation de la forme des corps. C'est donc par là que tout élève a dû commencer pour saisir au juste cette forme & se rendre l'art de l'imiter plus facile. Mais on ne s'occupe du dessin, quand il s'agit d'exécuter un tableau, que lorsqu'on s'est fait une idée nette du sujet, & qu'ensuite on en a jeté le plan.
263. Le dessin doit être regardé comme la partie capitale d'une composition. C'est par lui que les figures seront en équilibre. C'est par lui qu'elles se mettront en perspective, & feront, même dans les raccourcis, l'effet qu'elles doivent produire ; enfin c'est par lui qu'un tableau peut acquérir une certaine magie & montrer sur une surface plane des enfoncements capables de faire illusion. Rien de plus beau dans ce genre que celui dans lequel Henri IV reçoit un Chevalier du Saint-Esprit, par de Troy.
(nb) Dans le choeur de l'Église des grands Augustins.
Le charme de la perspective est au comble. Voyez comme les objets s'éloignent. On ne trouvera rien nulle part qu'on puisse mettre au-dessus de cette composition. Le tableau de Henri III qu'on voit à côté, se distingue moins dans cette partie, quoiqu'il soit d'ailleurs très-recommandable par le coloris le plus suave, & par toutes les grâces d'un pinceau facile.
264. On ne doit donc jamais négliger de destiner toutes les figures d'une manière aisée, noble & correcte. Le dessin, dans les femmes doit être léger, pur & moelleux. Dans les hommes, il doit être vigoureux, ferme & hardi. Mais fuyez la sécheresse & la dureté. L'une & l'autre ne font pas moins disparaître le relief que les contours noyés. Évitez pareillement l'exagération lorsque vous n'avez pas à peindre Hercule aux prises avec un taureau. Vous n'offrirez point un berger qui se repose, les muscles tendus & tous les membres en contraction , comme un athlète. C'est encore un contre-sens de représenter un personnage avec une tête de rustre, & des mains ou des pieds délicats.
265. L'école française, en général, a porté cette partie de la Peinture aussi loin qu'elle peut aller. Il ne faut pas en être surpris ; elle a tant de moyens, tant de ressources de tous les genres,
(nb) Indépendamment des écoles publiques & de celle des Eleves français a Rome, on voit à Paris une grande partie des meilleurs tableaux de l'Italie dans le cabinet du Roi. La collection du Palais-Royal réunit aussi plus de Corrèges & de Paul Véronèses, que Parme & Venise. Au moins sont-ils beaucoup mieux conservés. Il y a dans les salles de l'Académie, d'excellents morceaux. On en trouve enfin dans les cabinets des Amateurs, une foule, des diverses écoles, que tout le monde a la liberté de voir, la courtoisie française ne jouit véritablement qu'autant qu'elle communique ses richesses. Quo mihì fortunas, si non conceditur uti. HOR.
qu'il serait au contraire étonnant que cela ne fut pas. Mais peut-être quelques maîtres se sont-ils trop piqués d'exceller dans cette partie. Voyez le tombeau du Comte d'Harcourt.
(nb) Dans une chapelle à Notre-Dame, sur la droite, derrière le choeur.
On sent que l'Artiste s'est occupé de lui-même. Il a fait comme ces Orateurs qui surchargent la défense de leurs clients de détails qui leur sont
personnels : du moins le sculpteur semble avoir voulu, dans cet ouvrage, faire un tour de force. Il rappelle ces Musiciens qui cherchent à briller par des
coups d'archet extraordinaires. Peut-être le commun des apprentis admire-t-il ces sortes de luttes contre la difficulté, mais le goût rejette leurs prodiges
dans la classe des bonnes études & les laisse-là. Ce n'est point par la mécanique seule que le public juge les productions des Beaux-Arts ; ils n'auraient
même jamais obtenu l'épithète qui les distingue des métiers s'ils n'avaient que ce mérite.
Il faut pourtant convenir que dans le cas dont nous venons de parler, on peut justifier à cet égard les vues de l'Artiste. Il s'agit d'un mausolée. Ce n'est
pas là qu'on doit répandre des images agréables. Ce serait une faute énorme. Il a sans-doute voulu nous faire voir dans ce corps défiguré le spectacle .....
Vous frémissez ? Quoi, cette tombe ? .... Approchons : notre vaine délicatesse a beau reculer, elle-même nous y précipite.
266. En général, on doit éloigner des yeux les objets révoltants, les images atroces. J'ai vu des gens détourner la tête à l'aspect du tableau de Pyrame & Thisbé, par la Hire. Ce groupe de cadavres, le sang de Thisbé ruisselant sur le corps de Pyrame, leur blessait la vue. Rien, par exemple, de plus propre à faire des sensations pénibles', qu'une scène de pestiférés. Elle semble amener des détails propres à repousser la nature, à lui faire appréhender sa propre destruction. Voyez avec quelle sagesse, avec quels ménagements Carle Vanloo, dans le Saint Charles Borromée, a traité ce sujet.
(nb) Dans une chapelle, à Notre-Dame, derrière le choeur, sur la gauche.
Rien de hideux, rien qui vous fasse reculer ; mais des images touchantes, & qui, sans faire le tourment d'une âme sensible sollicitent la pitié, le plus tendre intérêt. Vous voyez une mourante, jeune encore, recevant les derniers secours de la religion. La vie semble s'échapper & l'abandonner par degrés. Ses mains sont déjà froides. On dirait que la foi retient encore son dernier soupir. Vous êtes attendri de sa langueur, mais vous l'oubliez pour partager son zèle. On voit tout près quelques autres malades. Peut-être même ne sont-ils déjà plus. On l'ignore. L'artiste a voulu nous dérober tout ce que ce tableau pouvait avoir de trop déchirant. D'ailleurs le même intérêt partagé serait affaibli. Borromée de son côté n'a rien qui ramène à l'idée de cette scène d'horreur, la plus tendre charité brille sur son visage. Il n'est occupé que des augustes fonctions de son ministère. Il apporte le Dieu des consolations. Il y met cette candeur, cette aménité qui formaient son caractère. C'est véritablement une figure angélique. Il semble qu'il a communiqué son zèle à ses assistants. Ils ne songent seulement pas qu'ils sont avec des pestiférés, qu'ils sont eux-même mortels. Je n'ai pas été dans la confidence de l'auteur, mais il ne peut avoir eu d'autres vues, & l'on sent un secret plaisir à trouver au fond de son coeur l'éloge de ce tableau, qui d'ailleurs, & sous tous les autres rapports, est un modèle exquis. Il a le coloris qu'il doit avoir. Ce ne sont pas des couleurs, ce font des étoffes, c'est du linge, c'est de la chair. En un mot c'est vraiment un des plus remarquables des neuf ou dix chef-d'oeuvres que possède Notre-Dame, sans parler d'un grand nombre d'autres bons tableaux répandus dans cette église.
267. Une observation qui découle naturellement de ce que nous venons de dire, c'est qu'il ne faut jamais négliger les têtes, parce que c'est le premier objet sur lequel on porte les yeux, & celui que tout le monde est le plus en état d'apprécier. J'ai vu des gens qui parcouraient tout assez rapidement, s'arrêter devant la résurrection du Lazare, par Champagne.
(nb) Aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, à droite.
C'est qu'il y a tout près du Lazare, trois ou quatre superbes têtes qui ne le cèdent point au fameux François-de-Paul de Vouet.
(nb) Aux Minimes de la Place Royale, dans la dernière chapelle à gauche.
La figure entre autres la plus proche des pieds du Lazare, est du plus grand effet. Elle sort du tableau. Suivez l'exemple de ces Artistes-là. Ces sortes de beautés peuvent racheter des négligences. Il faut, pour cet effet, consulter la nature, la belle nature, l'interroger avec le plus grand soin. D'ailleurs, si c'est le moyen d'être vrai, c'est aussi le moyen d?être varié comme elle. Est-il rien de plus froid qu'un tableau dont tous les visages semblent sortir du même moule, comme on peut le remarquer entre autres dans la plupart des tableaux, chez certaines nations ; voyez une de leurs figures, vous les voyez toutes. Que les têtes de femme surtout, brillent de cette fraîcheur, de cette fleur de beauté, questa bella vita, qui ravit au premier coup-d'oeil. Où la trouvera-t-on, si ce n'est dans la Peinture ? Un de nos Artistes les plus remplis de talent traite supérieurement les siennes, mais toutes ont un air de famille, & n'ont que rarement le caractère de la beauté. Leurs yeux, tout cristallins qu'ils sont, paraissent toujours un peu sombres ; on dirait qu'elles vont pleurer l'absence des Grâces ; l'objet des beaux-arts n'est pas simplement d'imiter la nature, mais la belle nature. Le ravissant concert qu'une symphonie où l'on exprimerait d'une manière vraie le croassement des grenouilles ! Pour peindre la beauté, l'Artiste, à Paris, n'a qu'à choisir. Cependant les Anciens, ne la cherchaient pas sur telle ou telle figure ; ils s'en faisaient, dit Cicéron, l'idée la plus ravissante, & c'était d'après ce modèle de leur imagination, qu'ils la représentaient.
(nb) Illi artifices vel in simulacris vel in picturis ... non contemplabantur aliquem, a quo similitudinem ducerent, sed ipsorum in mente insidedat species pulchritudinis eximiae quaedam; quam intuentes in eaque defixi, ad illius similituditunem artem et manum dirigebant. Cicer. In Orat.
C'est a dire qu'en copiant les détails d'après nature, ils les rapprochaient de l'idée qu'ils s'étaient faite de la beauté. Mais n'allez pas adopter le goût de Maroc ou d'Alger, & vous faire un modèle chargé d'embonpoint. Ne donnez pas non plus dans le goût des Portugais pour les squelettes. Évitez les deux extrêmes. On ne supporte pas mieux des figures trop sveltes que des chairs enflées & molles. On aime des formes arrondies. Voyez la Vénus de Médicis. Quel heureux choix ! .... Cependant si Cléomène avait voulu représenter une des Grâces, & non pas la Déesse de la beauté, je crois qu'il aurait fait les jambes un peu plus courtes, les pieds plus-petits, je dis un peu, rien de plus. Enfin c'est par les formes les plus élégantes, choisies par un goût pur, exprimées par la touche la plus suave, que l'oeil du spectateur peut être arrêté. Consultez Mignard, quoi de plus aimable que sa Flore & que sa nuit ?
(nb) Dans la galerie de Saint-Cloud, au plafond.
La Vierge dans l'annonciation de Hallé.
(nb) Dans le choeur de Notre-Dame.
Celle du repos en Egypte par Boullogne,
(nb) Ibidem.
ont la plus heureuse physionomie. Le Jésus dans les Pèlerins d'Emmaus, par Charles Coypel,
(nb) A Saint-Méry, dans une chapelle, à droite.
inspire l'intérêt le plus doux. Quelques praticiens critiquent le coloris du Jésus, ils le trouvent faible. Comment ne voient-ils pas qu'il est ce qu'il doit être après la résurrection ? Quoiqu'il en soit, il ne s'agit pas ici du mécanisme de l'art; je parle des Grâces. Or on dirait, à voir beaucoup de tableaux & de statues, que les Artistes habitent la Tartarie. Jetez les yeux & fixez les, si vous pouvez, sur le mausolée du Cardinal de Fleuri. Peut-on voir rien de plus lourd ? Et ces quatre vertus de la place de Louis XV ? Ce sont vraiment des figures de bronze ; en fait d'ouvrages nationaux on devrait bien commencer par soumettre les modèles au jugement du public. Il paraît pourtant que la sculpture s'est réveillée. On pourrait citer quelques ouvrages qui méritent les plus grands éloges, entre, autres une Madonne en pierre qu'on voit dans l'Église de Saint-Chaumont,
(nb) Rue Saint-Denis. Elle est souscrite Thuret, 1782.
celle de Saint-Nicolas des Champs est jolie, mais l'autre est du plus grand caractère & de la plus heureuse expression. J'ignore si les détails en sont rendus avec la délicatesse convenable, ne l'ayant pas vue de bien près, mais c'est vraiment une beauté céleste, & l'on peut dire, en la voyant, ce que Michel-Ange disait de quelques statues de terre cuite qu'on a toujours attribuées au Corrège : « si cette terre devenait du marbre, elle égalerait les statues antiques ?
(nb) Ces statues sont à Modène au couvent des Cordeliers.
Seulement la draperie de celle-ci pourrait être un peu plus légère. L'Enfant-Jésus est nu comme il doit l'être ; or, le contraste paraît brusque. D'ailleurs la Syrie n'est pas un pays froid. C'est bien pis à l'Eglise de Saint-Sulpice. On voit, à côté du grand autel, une Vierge enveloppée d'une énorme pièce d'étoffe, à peine montre-t-elle une main. L'on ne s'y prendrait pas autrement si l'on voulait représenter l'hiver invoquant le soleil. Les autres statues qu'on voit autour du choeur, sont dans le même cas. Vous les voyez presque toutes occupées à s'envelopper de leur étoffe. C'est toujours la même idée. Elles n ont pas d'autre contenance. Il faut en excepter le Saint-Pierre, il est beau, très beau ; qu'était donc devenu le ciseau des Girardon, des Pujet, des Desjardins ? Rassurons-nous. Quelques-uns de nos contemporains l'ont retrouvé.
268. Du reste, ce n'est pas au dessin qu'on doit uniquement s'appliquer, lorsqu'on exécute son sujet. Il ne doit servir qu'à présenter &
développer des idées. Il faut donc en acquérir & s'instruire comme l'ont fait tous les grands Artistes. C'est le moyen d'être pour la postérité ce que les
Anciens sont aujourd'hui pour nous. Presque tous ont été Poètes, Architectes, Physiciens, leurs ouvrages le prouvent. Ils sont pleins de pensées fines ou
sublimes suivant la nature des sujets qu'ils traitaient. On naît sans doute avec le germe du talent, mais c'est la culture qui le féconde, le fait éclore, le
nourrit & lui donne des ailes. Est-il de plus triste société que celle d'un sot ? De même, que peut-on attendre d'un tableau qui n'est, ni triste, ni gai, qui
ne dort, ni ne veille, qui n'a point d'âme ? On a prétendu que la multitude n'est touchée que des couleurs & de l'image extérieure, & que s'il renferme une
pensée elle n'existe pas pour elle. Je croirais volontiers le contraire. La foule aime à pénétrer le sens de ce qu'elle voit, & c'est, les trois quarts du
temps, faute de pouvoir le deviner, qu'elle passe & laisse là le tableau, mais avec quel plaisir elle en écoute l'explication ! Vous la voyez se récrier dès
qu'elle en peut saisir la pensée. J'ai trouvé des gens du Peuple, dans certains jours, de procession, plantés devant des tapisseries, s'occupant à les étudier
& tressaillir quand ils en avaient seulement compris le sujet. C'est le sujet seul qui les occupe. Les couleurs & les formes ne sont rien pour eux.
Faites donc en sorte que vos productions ne soient pas comme un livre écrit dans une langue inconnue.
Le temps, le lieu de la scène, la qualité des Acteurs, leurs habits, & ce qu'on nomme le costume, enfin tous les accessoires doivent aider à les faire
comprendre.
269. Mais c'est l'expression de la physionomie des personnages qui contribue le plus à faire ressortir l'expression générale du tableau. Celle des sentiments & des passions de chacun d'eux doit être analogue au caractère qu'on lui suppose, & tous ses mouvements, ses gestes, ses regards, doivent s'y rapporter. Il est rare qu'ils soient tous affectés des mêmes sentiments ; & de-là naît cette heureuse diversité que produisent les contrastes. Voyez la famille de Darius par le Brun. Quelle admirable variété d'expressions. Je lève en ce moment les yeux sur un tableau de Bertin, dans un autre genre. C'est un militaire de retour de l'armée qui, pendant le déjeuner, fait le récit d'un combat à la famille assemblée. Sa mère l'écoute avec la plus avide curiosité. Sa femme est saisie de terreur. Son père, vieux officier, rit de l'effroi de celle-ci. La femme-de-chambre, une cafetière à la main, se tourne pour la regarder, & marque de l'inquiétude. Un petit garçon promène en triomphe l'épée de son père, dont sa petite soeur, qui crie, veut arracher le noeud de ruban.
270. Mais il faut se pénétrer soi-même du sentiment qu'on veut exprimer & s'identifier avec le personnage qu'on fait agir & parler. Comment rendre l'enthousiasme de la Pucelle d'Orléans, si l'on n'est soi-même enflammé de l'amour de la patrie. Il ne faut pourtant rien exagérer ; en voulant renchérir sur la nature, on devient faux, les figures grimacent & repoussent le spectateur qu'elles devraient attirer.; Un discours gigantesque & boursouflé n'est que du pathos. La véritable éloquence est toujours simple, & chacun pense tout bas qu'il en aurait dit autant. Point de doute, en un mot, que l'expression particulière des figures dans un tableau, ne soit le moyen le plus sûr d'en expliquer le but & la pensée générale. C'est une admirable expression, par exemple, que celle de la Magdelaine de le Brun;
(nb) Aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, dans une chapelle, à gauche.
rien de plus touchant que son repentir. On y voit tout le mépris des richesses, des grandeurs & des plaisirs. On sent que son coeur plein de regret de leur avoir trop sacrifié, mais brûlant d'amour, s'élance vers le Dieu des miséricordes. Le groupe du grand autel à Notre-Dame, offre de même la plus belle expression. Vous y voyez la résignation de la Vierge au travers des larmes qu'elle ne peut refuser à la nature, idée qui répond bien mieux à son caractère, & conserve davantage sa dignité que celle de la représenter renversée & sans connaissance, comme l'ont fait quelques Artistes. On voit, dans le Moïse sauvé d'Antoine Coypel, briller à la fois sur le visage de la mère, qui s'est approchée pour offrir de lui servir de nourrice, la joie que lui donne la protection de la Princesse pour son fils, & la crainte qu'elle a d'essuyer un refus. L'enfant lui tend les bras, poussé par l'instinct de la nature. On sent les efforts qu'il fait pour s'élancer vers elle.
271. On trouve dans le Persée qui délivre Andromède par Charles Coypel
(nb) Au cabinet du Roi.
des expressions également touchantes & variées. On ne peut rendre les mouvements de l'âme d'une manière plus pathétique, & la nature même ne va pas plus loin.
272. Mais voulez-vous un modèle d'expression d'un autre genre. Jetez les yeux sur le sacrifice d'Abraham par le même Artiste.
(nb) Dans la salle d'assemblée de l'Académie de Peinture, au Louvre, à côté de la cheminée.
L'Ange vient d'arrêter le coup fatal. Le ravissement d'Abraham, la joie d'Isaac, mêlée d'un reste de saisissement, sont d'une telle énergie & d'une si grande vérité, qu'on ne peut les considérer un instant sans éprouver l'émotion la plus tendre. Abraham serre son enfant dans ses bras. Isaac est encore pâle & blême. Tous deux, les yeux humides & brûlants. .... Quelle expression ! quelle âme ! Il faut le voir pour s'en faire l'idée. Si quelqu'Artiste avait besoin d'être électrisé, qu'il regarde ce tableau seulement trois minutes. A cet égard, en un mot, c'est un des plus beaux morceaux qu'il y ait dans toute l'Europe.
273. Quant aux expressions douces, fines, spirituelles, on en trouve à chaque pas des modèles exquis. Ce même Coypel a peint une bergère courroucée contre son berger, mais qui paraît l'être à regret, & sur laquelle on fit, très à-propos, ces jolis vers :
Sa bouche vainement dit qu'elle veut punir,
Ses yeux disent qu'elle pardonne.
274. Les têtes des Santerre, des Rigaud, des Latour, ne laissent non plus rien à désirer à cet égard. On trouve également la fécondité la plus heureuse dans les Wateau, les Lancret, les Boucher. Ce dernier, depuis quelque temps, a perdu dans l'opinion, car la mode retire sa faveur avec autant de rapidité qu'elle l'accorde. Et c'est un grand exemple. Il est vrai que le dessin de Boucher n'est pas toujours bien pur, & que son coloris est assez souvent factice. Mais ce font toujours les conceptions les plus ingénieuses, les pensées les plus délicates. En général les Artistes français ont excellé dans cette partie, ainsi que dans l'élégance & les grâces. On ne peut voir rien de plus piquant, rien de plus fin que leurs expressions ; & c'est dans la Peinture la première des qualités, comme dans l'ordre social une belle âme est le premier des titres. Quoique je n'aie parlé que d'eux, je ne nie pas que l'Italie n'offre de très bons modèles ; je suis fort loin de chercher à les rabaisser ; mais on les a bien assez vantés, & s'il y a beaucoup à louer, on ne peut disconvenir qu'il n'y ait aussi beaucoup à critiquer. Il est temps d'être juste, & c'est assez que je me sois imposé la loi de ne point citer les Artistes vivants, quelqu'envie que j'en eusse, car j'ai vu des choses délicieuses. Mais je ne pouvais en nommer quelques-uns sans mortifier, peut-être, ceux que je n'aurais pas nommés.
275. Je me contenterai d'observer, en général, qu'ils ont bien senti la dignité de l'art ; ils ont compris qu'il en est de la Peinture comme des travaux de Thalie & de Melpomène ; ce ne serait pas assez de parler aux yeux, il faut parler à l'esprit, il faut surtout parler au coeur, sans quoi l'on n'obtient que des succès éphémères.
276. Après l'expression, le costume contribue beaucoup à donner l'intelligence du sujet. L'habitude que quelques Artistes ont pris en copiant les Anciens, leur donne de l'éloignement pour les sujets modernes, à cause de la différence du costume, comme si l'on ne pouvait habiller avec grâce une figure sans l'accabler sous cet énorme faix de draperies dont ils emmaillotent les leurs. Voyez dans la prédication de Vincent-de-Paul, sur une galère,
(nb) Dans l'Église des Lazaristes, rue du Faubourg-Saint-Denis, près de l'autel, à droite.
comment Restout s'est joué de cette prétendue difficulté. Quelle noblesse, quelle élégance dans les deux Commandants, quoiqu'ils soient dans le costume d'alors. Il n'y a pas encore longtemps qu'on n'aurait pas fait un portrait de femme sans l'assommer d'un effroyable manteau. Si même on représente un sujet national, on le drape de fantaisie. En sorte qu'on ne sait pas si les Acteurs sont des Polonais, des Géorgiens ou des Français. Le costume des divers siècles tempéré par le goût, dans ce que la fureur de la mode avait pu lui donner de ridicule,
(nb) Par exemple, sous Charles VI, les femmes asservies à la mode « portaient des coiffures pointues, d'une aune de hauteur, desquelles dépendaient par derrière de longs crêpes, comme étendards ». Quelques années après, les mêmes coiffures prirent en largeur ce qu'elles perdirent en hauteur. Mais les personnes sensées ne donnaient pas dans cet excès. Il n'en est pas de même aujourd'hui. Les sages se modèlent sur les fous.
aurait l'agrément de la variété ;
(nb) Nec verbum verbo curabis reddere, fidus interpres.
par là du moins on préviendrait les équivoques. N'a-t-on pas vu des gens prendre Renaud, qui s'éloigne d'Armide, pour Ulysse, partant d'Ithaque. La postérité demandera quelque jour en voyant certaines statues de Louis XIV & de Louis XV, si ce ne sont pas celles de Thésée ou de Silla. Que répondre, lorsqu'on est démenti par le costume ?
277. Quoiqu'il en soit, les draperies doivent jouer avec grâce, & le personnage ne doit point avoir l'air de s'en occuper. Rien de si plaisant que de voir un homme en action, par exemple un Orateur, qui s'embarrasse les bras dans les circonvolutions d'une vaste pièce d'étoffe. .... Mais les statues antiques ? Laissez-les faire ; ne voyez-vous pas, servile imitateur, qu'elles représentent des hommes en repos. Voyez d'ailleurs les bonnes. Sentent-elles le mannequin ?
278. Au reste , si l'on néglige trop les étoffes légères, on néglige encore plus de les embellir. Ce n'est que du jaune, du rouge & du bleu, pourquoi toujours des couleurs dures ? Quelquefois des ornements semés sans profusion dans le tissu, seront un bon effet. De Troy n'a pas craint de jeter ce genre de magnificence dans ses compositions, & s'en est bien trouvé. Mais on sacrifie les accessoires de peur qu'ils n'éclipsent le principal. La lumière bien ménagée, ce qu'on nomme l'artifice du clair obscur, prévient cet inconvénient.
279. D'une part trop d'obscurité rend sombre & même triste l'aspect des lieux couverts de tableaux. De l'autre, les ouvrages de ceux qui se sont jetés dans le clair ont un air fade & blafard. Que les ombres de vos acteurs soient fortes & vigoureuses, mais de peu d'étendue, & tenez les clairs un peu lumineux, sans cependant blesser l'harmonie, ou tomber dans la sécheresse. Quelques Artistes ont placé leur sujet dans un air serein, découvert & frappé des rayons du soleil. D'autres le placent dans un lieu sombre & répandent sur les figures le jour d'une porte ou d'une fenêtre. On pourrait introduire, par exemple, une très grande lumière sur une partie du tableau, jeter sur ce fond les personnages qui ne doivent pas dominer, & sur l'autre partie, dont le fond est obscur, peindre les Acteurs principaux qu'on peut supposer très éclairés. Ainsi la lumière répandue sur eux, les fera sortir d'un fond rembruni, tandis que les figures subordonnées, peintes en clair-obscur sur un fond plus argentin, ne reçoivent qu'un jour réfléchi.
280. Tel est à-peu-près ce tableau de Raoux qui représente l'origine de la Peinture.
(nb) C'est chez un Brocanteur que je l'ai vu. J'ignore dans quelles mains il a passé depuis.
Dibutadis peint sur la muraille, à la lueur du flambeau de l'Amour, les traits de son amant prêt à partir. La figure de l'Amour est dans l'ombre. Elle couvre le flambeau dont la lumière frappe une partie de celle du jeune homme. Dibutadis trace les extrémités de l'ombre que la figure de son amant porte sur le mur. La sienne est très éclairée sur ce fond privé de jour.
281. L'intelligence des dégradations de la lumière qui constituent l'artifice du clair-obscur est un secret que tous les maîtres n'ont pas possédé. L'on n'en trouve pas même l'apparence chez la plupart des Anciens. Rien ne sort de la toile. Pas le moindre relief.
282. On peut voir encore un superbe effet de lumière dans un tableau de Natoire. C'est celui des vendeurs chassés du Temple.
(nb) A Saint-Sulpice dans une chapelle du côté de la chaire.
Une partie de l'édifice est éclairée des rayons du soleil. Les figures se détachent parfaitement. Vous les voyez fuir, elles vont, dans leur trouble, se jeter sur vous. C'est une excellente composition. Le coloris d'ailleurs en est ferme & la touche hardie.
283. Je l'ai déjà dit ; le coloris est dans un tableau, comme dans la nature, la partie la plus attrayante. C'est une épreuve qu'on fait tous les jours dans deux femmes qu'on rencontre, l'une est remplie de mérite, mais ses dehors ne préviennent pas. L'autre est fraîche, délicate, quoique d'ailleurs d'un mérite médiocre. Il est pourtant vrai qu'on accorde à celle-ci, dès le premier abord, une attention que l'autre n'obtient qu'après qu'on l'a bien étudiée. Or, va-t-on se donner la peine de se jeter dans cet examen, si l'on n'est pas prévenu ? De même, on ne va pas se tourmenter à chercher dans un tableau des beautés qu'on ne peut découvrir qu'à la suite d'un examen approfondi. Ne négligez donc jamais le coloris. Consultez l'Argillière ; étudiez-le bien.
284. Je vois souvent, disait Salvator Rose, donner pour un écu des morceaux qui n'ont aucun défaut du côté du dessin, pendant que d'autres, quoique moins corrects, mais d'un coloris flatteur, se vendent mille écus. Pesez bien cela.
285. Mais outre quelques-uns des tableaux dont nous avons déjà parlé, tels que le Lazare de Champagne, la Nativité de la Fosse, on peut étudier le coloris du Saint-Barthelemy de la Hire,
(nb) A Saint-Jacques du haut-pas, dans la nef, au dernier pilier sur la droite.
la Pentecôte, de Jacques Blanchard,
(nb) A Notre-Dame, au premier pilier de la croisée, à gauche.
le Saint-Pierre, de Bourdon,
(nb) Ibidem. Même croisée, au-dessus de la porte.
la Conception, par la Fosse, ( C'est une acrobatie ! )
(nb) Au grand autel des Récolettes, rue du Bac.
& la Résurrection de la fille de Jaïre,
(nb) Aux Chartreux, dans la nef, à gauche.
le mariage du Duc de Bourgogne
(nb) A l'Hôtel-de-Ville, dans la grande salle, à gauche en entrant.
& le Prévôt des Marchands ;
(nb) Dans la seconde sacristie des Minimes de la place royale.
tous deux de Largillière, quelques portraits par Mignard, l'Extrême-Onction, de Jouvenet,
(nb) A Saint-Germain l'Auxerrois, dans la croisée, à droite.
superbe tableau qui mériterait d'être un peu mieux placé, beaucoup d'autres enfin qui sont répandus partout, principalement dans les cabinets des amateurs, & que je ne cite point, parce qu'il en passe de temps en temps une partie chez les étrangers.
286. On peut enfin le dire. Rome, Venise, Bologne, ont été longtemps notre école, mais on verra, si l'on veut juger sans partialité, que nous ne sommes pas loin de leur rendre ce que nous en avons reçu. Nous aurions pu multiplier les exemples, il en est une foule d'autres que nous regrettons de n'avoir pas rappelés, mais cela nous aurait conduit trop loin. Nous nous sommes bornés pour la plupart, à ceux qu'on a chaque jour sous les yeux, ou qu'on peut voir avec le plus de facilité.
287. Nous aurions à désirer que quelques-uns des plus capitaux fussent éternisés par le secours de la Mosaïque, genre de peinture qui se
pratique avec des morceaux de verre coloré qu'on réunit au moyen d'un ciment très dur. On peut en voir deux échantillons aux Carmes de la Place Maubert,
d'après des portraits assez médiocres. Mais cet art ne s'est point encore établi parmi nous. La gravure y supplée en partie ; elle donne au moins l'idée du
sujet, de l'ordonnance, du dessin, de l'expression même ; il n'y a que le coloris qui s'y refuse, & cette partie de la Peinture est trop importante pour ne
pas laisser des regrets. Aussi beaucoup d'amateurs préfèrent-ils une bonne copie à la plus belle gravure, & ce n'est pas sans raison. De deux traductions
d'Homère, celle qui se rapproche le plus de l'original n'est-elle pas la meilleure ? Mais tel est l'enthousiasme de certaines gens pour les gravures, qu'on
les voit rechercher, à grands frais, des productions dont la rareté fait tout le mérite. Ils s'extasient devant quelques gravures muettes & nulles, comme si
c'était le nec plus ultra de l'esprit humain.
Ces divers moyens de perpétuer les fruits du talent, nous conduisent à celui de fixer le pastel : nous allons nous en occuper dans le Chapitre qui suit.
Des moyens de fixer le pastel.
288. On conçoit bien que si l'on pouvait faire pénétrer dans la Peinture au pastel quelque substance transparente & de nature concrète en dissolution dans une liqueur, le pastel resterait assujetti sur le tableau dès que le pastel aurait séché. Nul doute que ce ne fût un grand avantage, car la facilité de la Peinture au pastel & la liberté qu'elle a de soigner, finir, retoucher un tableau tant qu'elle veut, lui donneraient bien des avantages sur la fresque & sur la détrempe. Mais comment appliquer une liqueur sur des couleurs qui se détachent aussitôt qu'on les touche.
289. Cette difficulté se lève en un seul mot. Qu'on incorpore au pastel, au travers d'un tissu léger qui le garantisse du frottement, quelque l
iqueur propre à le pénétrer, de la matière solide & transparente dont elle sera chargée, & le voilà fixé.
Mais il ne faut pas juger sur cet aperçu du moyen que je propose. On va se convaincre qu'il est aussi sûr que simple, surtout si l'on se donne la peine d'en
faire l'épreuve comme je vais l'expliquer.
290. D'abord le pastel ne s'enlève de dessus le canevas qu'autant qu'il éprouve quelque frottement ou qu'on le heurte avec un peu de violence.
Or, si l'on se consente de poser légèrement, sur la Peinture, un châssis monté d'un taffetas qui ne fasse qu'effleurer le pastel sans frottement, ni secousse,
il est clair qu'il n'en recevra pas la moindre altération, & que par conséquent l'on peut insinuer au travers de ce tissu la liqueur propre à fixer le pastel
sans l'enlever ni l'effacer.
291. Cette principale difficulté levée, il ne s'agit que de trouver la substance convenable & la liqueur capable de s'en charger.
292. Parmi les matières concrètes & transparentes, les résines paraîtraient les substances les plus propres à cet usage ; de même qu'elles sont la base des vernis. Mais toutes, à l'exception du camphre, qui n'a point de consistance, changent entièrement la nuance des couleurs. On ne peut donc employer que les gommes ou les colles qui n'ont aucune couleur par elles-mêmes, lorsqu'elles ont peu d'épaisseur, & qui n'altèrent pas la nuance des matières colorées.
293. Mais comment les incorporer au pastel, si l'eau qui seule peut les dissoudre, ne peut, d'un autre côté, pénétrer certaines couleurs, telles que le bleu de Prusse, les laques ? etc.
294. Voici la réponse. Il n'est aucune couleur dont l'esprit de vin ne pénètre parfaitement la substance. Il est vrai qu'il ne peut dissoudre les gommes, non plus que l'eau ne peut dissoudre les résines. Mais si l'on combine ensemble l'une & l'autre liqueur, la difficulté s'évanouit. Il est évident qu'elles incorporeront au pastel la substance concrète dont elles sont chargées.
295. C'est en effet le résultat qu'on obtiendra lorsqu'après avoir dissous dans l'eau quelque gomme ou colle, & versé dans cette eau partie à-peu-près égale d'esprit de vin, l'on humecte le pastel au travers d'un taffetas intermédiaire, avec un plumaceau chargé de ces deux liqueurs combinées. Le pastel sera sur le champ pénétré par l'un & l'autre menstrue au travers du taffetas, qu'il faudra tout de suite enlever de dessus la Peinture aussi légèrement qu'on l'y a posé.
296. Peut-être pensera-t-on que le pastel doit alors s'attacher au tissu qui le touche. Il est vrai que j'en avais cette opinion moi-même au premier essai que j'en fis, & je fus étonné que le taffetas n'en eût rien enlevé quoique je n'eusse pas apporté de bien grandes précautions.
297. On pourrait croire enfin que la liqueur ne saurait manquer d'altérer les nuances du pastel en l'imbibant de la substance, même la plus transparente, lorsqu'on voit que la moindre goûte d'eau claire qui tombe dessus y laisse une tache.
298. Mais il faut observer que cette tache n'en serait pas une si la goûte d'eau s'étendait sur toute la surface du tableau. Seulement il paraîtrait moins farineux, ou si l'on veut moins velouté, parce que les molécules du pastel seraient un peu plus rapprochées, & la fleur plus adhérente, voilà tout. Car dès que les pastels sont préparés avec de l'eau, sans en éprouver d'altération, de nouvelle eau ne peut leur en occasionner aucune. Quant à la substance dont l'eau sera le véhicule, nul doute qu'elle ne pût altérer les couleurs suivant que cette substance pourrait, par elle-même, influer sur la nuance des couleurs, comme le font toutes les matières huileuses concrètes appelées résines, telles que la gomme élémi, la sandaraque, le mastic en larmes, ou quelle serait plus ou moins colorée elle-même, comme la gomme-gutte, le sang-dragon, etc.
299. Mais dès qu'on emploie une matière non résineuse & sans couleur sensible, capable seulement d'acquérir la même consistance que les résines par l'évaporation de l'eau qui la tenait en dissolution, les couleurs n'en seront pas plus altérées qu'avec l'eau pure.
300. Or, de toutes les substances concrètes, solubles dans l'eau, les plus propres à remplir le but proposé, comme n'ayant aucune couleur, sont
la gomme adragante, la gomme arabique & les colles. Il est vrai que les gommes ont peu de corps & ne forment qu'une croûte assez légère, qui ne résistant
point à des frottements un peu rudes, laisserait le pastel à découvert. Il vaut donc mieux, quelque limpides que soient les gommes, employer la colle &
choisir la plus belle & la plus transparente. A ce titre, la colle de gants, celle de parchemin, & par-dessus tout la colle de poisson, méritent la
préférence.
Par ce moyen, les couleurs ne seront point altérées, & le pastel se trouvera très bien fixé. Voici le mécanisme de cette opération.
301. Choisissez la colle de poisson
(nb) La colle de poisson, ( ischiocolla ), n'est autre-chose que la vessie d'air qu'on tire dans les contrées-arrosées par la Volga ; des différentes espèces d'esturgeons ( acipenser huso, acipenser ruthenus, acipenser stellatus ) qu'on pêche dans ce fleuve, principalement vers Saratof, Simbirks, & dans tous ceux qui se jettent dans la mer Caspienne. On fait tremper dans l'eau ces vessies toutes fraîches, on les frotte avec un linge un peu rude pour emporter la peau qui les couvre, on les roule ensuite sur elles-même, & on les suspend sur des cordes pour les faire sécher. Il y a des endroits où l'on fait bouillir ces vessies toutes fraK-lvts pour en extraire la colle que l'on coule dans des moules. On en fait aussi de la vessie d'air des barbues. Les notions que donnent sur cet objet l'Encyclopédie, le Dictionnaire-d'Histoire Naturelle & le Cours d'Agriculture, ne sont pas exactes, Voyez le voyage de MM. Gmélin, Pallas, etc.
la plus nette & la plus blanche, & faites en couper une demi-once en très petits morceaux. Comme elle est en feuilles roulées, & que le dedans est toujours d'une qualité médiocre, il faut jeter. Mettez-la dans une carafe avec une livre, à peu près, d'eau bien claire. Le lendemain vous mettrez la carafe dans un poêlon presque plein d'eau, sur la braise. C'est ce qu'on appelle bain marie. Tenez tout cela, sur le feu, trois ou quatre heures sans ébullition, mais toujours prêt à bouillir. Remuez de temps en temps la colle avec une cuillère de bois. Au bout de ce temps la colle sera presqu'entièrement dissoute. Versez-la dans un autre vase au travers d'un linge. Si c'est dans une bouteille il faut attendre que la liqueur soit presque froide, sans quoi le vert éclaterait. Quand vous voudrez l'employer, versez-en dans une assiette une quantité proportionnée au besoin. Joignez-y partie à peu près égale d'esprit de vin rectifié, mêlant un instant les deux liqueurs avec un plumaceau. ( Le plumaceau est un tampon de "charpie" généralement employé en chirurgie. )
302. La colle, ainsi préparée, couchez votre tableau sur une table, la Peinture en haut. Ayez un taffetas bien tendu sur un châssis. Posez-le sur le tableau, de manière que le taffetas touche légèrement la Peinture. Il est même bon de l'assujettir, en mettant, sur les bords de ce châssis, deux ou trois morceaux de brique. Trempez un plumaceau dans la liqueur dont nous venons de parler & passez-le un peu légèrement sur le taffetas d'un bout a l'autre. Évitez de passer deux fois sur le même endroit. La liqueur dans l'instant pénétrera le pastel au travers du taffetas. Otez aussitôt adroitement le châssis, & laissez votre tableau sécher à l'ombre sans le remuer, le pastel paraîtra fort rembruni d'abord ; mais, semblable aux crayons qui sont toujours obscurs, jusqu'à ce qu'ils soient secs, la Peinture en séchant reviendra ce qu'elle était.
303. Cependant, si les crayons avaient été composés sans choix, ou que les couleurs du tableau fussent tourmentées, il pourrait arriver que les teintes resteraient un peu plus brunes qu'elles ne l'étaient avant l'opération ; d'autant que le blanc de Troyes ayant peu de corps, les couleurs, alliées à ce blanc, dominent un peu dessus.
(nb) On peut substituer à la craie, lorsqu'on se propose de fixer le pastel, les autres blancs dont j'ai parlé, nos. 66 & 68.
Pour prévenir cet inconvénient, tenez un peu plus clairs que vous n'auriez fait tous les tons de votre tableau sans exception. Par ce moyen, les touches seront toutes au point convenable.
304. On conçoit que par ce mécanisme très simple on peut peindre au pastel des tableaux de la plus grande étendue, & fixer ensuite la Peinture à la faveur d'un châssis mobile de taffetas ou de crin fort serré. La Peinture au pastel, n'eût-elle d'autre avantage que celui d'être infiniment expéditive, c'en serait assez pour qu'on l'employât dans les tableaux destinés à des places où le jour n'est pas favorable à la Peinture à l'huile. Pour jouir de ceux-ci, par exemple, il faut être placé du côté même par lequel vient la lumière. Aussi les tableaux fort élevés & ceux des chapelles, qu'on ne peut voir dans ce point de vue, sont-ils comme des trésors enfouis. Le pastel fixé n'aurait pas cet inconvénient. Pour cet effet, on n'aurait qu'à faire préparer une toile très fine, montée sur un châssis de la grandeur convenable , & la faire imprimer à la colle avec de la craie. C'est ce qu'on appelle en détrempe. Le pastel adhère très bien sur un pareil canevas, si l'on peint dessus, & peut-être fixé comme sur un tableau de chevalet. C'est une opération de deux minutes. On peut employer également du papier qu'on aura collé sur une toile, ainsi que ces papiers peints en détrempe, & qui servent de tapisserie ; ils réussissent parfaitement. Nous reviendrons tout-à-l'heure sur cet article.
305. Mais dans ce cas il serait bon, pour plus de précaution, d'avoir deux ou trois se ces châssis mobiles dont nous venons de parler, afin d'arroser & laver d'eau chaude, avec une éponge, celui qui viendrait de servir pendant qu'on emploierait l'autre, parce que s'il s'était par hasard attaché quelques particules de pastel au tissu du taffetas, on ne les porterait pas sur les autres parties du tableau. De même il serait bon d'avoir au lieu de plumaceau deux ou trois pinceaux faits exprès pour pouvoir les laver de temps en temps dans l'eau chaude. Ces pinceaux doivent avoir à peu près la forme des vergettes dont on brosse les habits & la longueur d'environ six pouces, non compris la poignée qui doit être un peu recourbée. Mais ils ne doivent guères avoir que deux rangs de poil de blaireau d'environ deux pouces de sortie, parce qu'il ne faut pas répandre, à la fois, trop de liqueur, elle pourrait s'épancher & confondre les teintes, quoique je n'aie jamais éprouvé cet inconvénient. Je me suis quelquefois servi d'une patte de lièvre.
306. S'il arrivait, car il faut tout prévoir, qu'en étendant la liqueur, les poils du pinceau pénétrassent dans le tissu du taffetas, & se chargeassent de couleur, on s'en apercevrait sur le champ. La liqueur ne manquerait pas de devenir louche dans l'assiette à mesure qu'on y tremperait le pinceau pour en prendre. En ce cas, il faudrait renouveler sur le champ la liqueur & changer d'assiette.
307. On doit cependant composer peu de liqueur à la fois, parce qu'elle pourrait se corrompre au bout de quelques jours, à moins qu'on ne mêlât tout de suite la dissolution de colle avec pareille quantité d'esprit de vin, ce qu'il faut faire en incorporant les deux liqueurs, de manière qu'on verse alternativement dans la bouteille un verre de dissolution de colle avec autant d'esprit de vin. D'ailleurs dans un temps froid cette dissolution se coagule & reste en mucilage. Mais pour lui rendre la fluidité nécessaire, il suffit de mettre la bouteille dans de l'eau qu'on fera chauffer un instant. Mettez aussi, dans les temps froids, l'assiette sur l'eau chaude, pour tenir la composition plus liquide pendant l'opération.
308. Mais au surplus, comme on pourrait faire quelque méprise, la première fois qu'on voudra la pratiquer, il convient d'en faire l'essai, par précaution, sur quelqu'ouvrage de peu de conséquence, ou même sur la moitié seulement d'un tableau qu'on aura peint tout entier pour cet usage, afin de juger de la différence des tons, lorsqu'il fera sec, & de l'effet de la liqueur sur le pastel.
309. Il est même bon d'attacher quelques morceaux de carte sur les angles du châssis de taffetas, si l'on se propose d'en faire usage, pour
fixer le pastel sur de grands tableaux, parce que le papier des cartes, en effleurant le pastel, n'en emporte pas la moindre particule, quand même le châssis
y ferait quelque frottement.
Telle est la manière dont j'ai fixé le pastel sur des canevas, soit de toile imprimée en détrempe, soit de vélin, soit de papier.
310. Monsieur Loriot s'est servi d'un autre procédé, qu'il a fait connaître enfin le 8 janvier 1780, à l'Académie de Peinture. Il employait la même composition, mais il la faisait jaillir sur le pastel en forme de pluie, avec une vergette qu'il trempait légèrement dans la liqueur. II faisait revenir à lui,les soies de cette brosse, avec une baguette de fer courbe, & les laissant ensuite échapper, elles répandaient sur la Peinture, en se redressant brusquement par l'effet de leur élasticité, des goûtes de liqueur qui la couvraient insensiblement toute entière, si l'on continuait d'arroser ainsi tout le tableau. Ce procédé réussit assez bien, mais il exige de la patience & beaucoup d'adresse. Il faut aussi que la dissolution de colle soit extrêmement claire, & même assez chaude, surtout en hiver, autrement elle se fige en l'air & fait des taches.
311. Quant au procédé de M. le Prince de San-Severo, c'était à-peu-près la même composition, c'est-à-dire de la colle de poisson qu'il faisait dissoudre dans l'eau pure, & qu'il mêlait ensuite avec de l'esprit de vin. Mais il commençait par la faire infuser dans du vinaigre distillé. Ce n'est pas d'ailleurs sur le pastel qu'il appliquait immédiatement la liqueur, mais par derrière le canevas, qu'il tenait renversé la Peinture en dessous, de manière quelle s'insinuait au travers & venait imbiber le pastel. Ce procédé réussit parfaitement, l'on ne court pas le moindre risque de gâter le tableau, mais on ne peut l'employer que sur un canevas de taffetas ou de papier bleu. Sur tout autre, la liqueur ne pénétrerait pas.
312. Il y a douze ou quinze ans qu'un Peintre italien, qui se nommait le Chevalier Saint-Michel, fit insérer, dans le mercure de France, un projet de souscription, dans lequel il s'engageait à publier la manière de composer les crayons en pastel & de le fixer. Il ne m'a pas paru qu'on se soit empressé d'accueillir ses offres qu'il mettait à un très haut prix. J'ignore si son secret, pour composer des pastels, ne se réduisait pas à faire usage de l'esprit de vin. Mais ce dont je ne puis douter, c'est que son moyen de le fixer n'était autre que celui du Prince de San-Severo qui n'en a jamais fait mystère, & que l'on connaissait en France par la relation de M. de la Lande, publiée en 1769. Cet Artiste peignait sur le taffetas, & ne faisait que de petits bustes qu'il couvrait d'une glace, quoiqu'il eût fixé le pastel. Je ne sais s'il n'est pas allé mettre ses secrets en vente chez quelqu'autre nation. Dans la carrière des arts, le moyen de manquer la fortune c'est de courir après ; on ne peut l'atteindre que sur les ailes de la gloire.
313. On voit que dans les trois procédés rapportés ci-dessus pour fixer le pastel, la composition de la liqueur est là même, & qu'il n'y a de
différence que dans la manière de l'appliquer. L'usage & le temps apprendront quelle est la plus commode, la plus expéditive, & la moins sujette aux
inconvénients. Rien n'empêche au surplus qu'avant de faire dissoudre dans l'eau, sur le bain-marie, la quantité de colle indiquée, on ne commence par la faire
infuser vingt-quatre heures dans une once de vinaigre distillé, suivant le procédé du Prince de San-Severo. Mais les proportions de colle qu'il indique sont
trop fortes. Quant au-vinaigre, nul doute qu'il ne soit avantageux contre la piqûre des insectes que la colle peut attirer, & ne contribue à les écarter.
Il ne manquait à la Peinture au pastel que de la solidité. L'y voilà parvenue.
Il nous reste à dire un mot du canevas même sur lequel ce genre de Peinture peut se pratiquer. C'est un éclaircissement qu'on ne trouve pareillement nulle
part.
Du Canevas & du Châssis.
314. Le canevas est l'étoffe même sur laquelle on travaille au pastel. Le châssis est un assemblage de petits ais de bois sur lequel le canevas est étendu.
315. Les uns emploient pour canevas, du papier bleu, préparé sans colle, d'autres du vélin ; quelques-uns du taffetas. On peut employer aussi de la toile ou du papier blanc préparés comme nous le dirons tout-à-l'heure.
316. Le papier bleu prend très bien le pastel. On tend ce papier sur le châssis avec de la colle d'Amidon ou de la manière suivante. On démêle d'abord dans une assiette de terre avec un verre d'eau froide une petite cuillerée de poudre à cheveux ou de farine. On met l'assiette sur le feu. L'on remue de temps en temps le mélange. Dès qu'il a pris deux ou trois bouillons, la colle est faite. Alors, on étend un peu de cette colle sur les bords extérieurs du châssis, avec une brosse. On applique une toile dessus. On la replie vers les bords sur la colle, on y cloue quelques pointes. On étend de même un peu de colle sur les bords de la toile. On la couvre ensuite avec le papier bleu qu'on replie sur les bords du châssis. On mouille aussitôt ce papier d'un bout à l'autre. Il devient plus mou que du linge. Il faut le tendre dans tous les sens, en le tirant par les bords, mais très peu, mais avec précaution pour ne pas le déchirer. En séchant, ce papier se tendra comme une peau de tambour, quoiqu'il fit des ondes ou des vallons pendant qu'il était encore mouillé. Quelques-uns emploient sous le papier une toile imprimée à l'huile.
317. Rien n'empêche qu'au lieu de toile on ne mette sous le papier bleu, pour le soutenir, une feuille de grand papier très-fort. On le mouille comme le papier bleu pour le tendre & le coller sur le châssis. Il fait le même effet que la toile. Mais il est un peu moins solide.
318. Les défauts du papier bleu sont d'être un peu raboteux & souvent trop velu. Ce n'est pas sans beaucoup d'art que la Peinture y prend, vue de près, un oeil suave ; mais il lui donne de la force. Autrefois ce papier se tirait de Hollande. Nos fabriques se sont ravisées. Elles en font aujourd'hui qui ne vaut pas moins. Elles en préparent même de semblable en d'antres couleurs.
319. Le vélin s'applique sur le châssis de la même manière que le papier bleu ; mais il ne faut pas de toile par-dessous pour le soutenir. On peut, au lieu de vélin, se servir de parchemin. L'un & l'autre, ayant plus de consistance que le papier bleu, ne demandent pas autant de précautions. On peut les tendre avec plus de force, ils s'y prêtent fort bien, quand ils sont mouillés. Le pastel ne mord pas bien sur cette espèce de canevas. Aussi les ouvrages de ceux qui s'en servent, ont-ils toujours de la molesse & peu de relief. Mais si les tons y sont faibles, ils y prennent un moelleux & un tendre qui ne laissent pas de faire des conquêtes. Il y a des gens qui savent préparer le vélin de manière que le pastel mord très bien dessus & que les tons y reçoivent beaucoup de force & de vigueur. Leur secret, c'est d'enlever l'épiderme avec une pierre ponce. Le frottement, continué le temps nécessaire, rend le parchemin cotonneux & velouté. Le pastel s'attache alors à cette surface que la pierre ponce a rendue moins lisse, il y prend plus d'épaisseur, & par conséquent plus de corps.
320. Si l'on emploie du papier très fort, au lieu de parchemin, tel que les papiers-nommés grand-aigle, impérial, grand-chapelet, il faut le préparer de la manière suivante. Mouillez-le sur une table, tendez-le ensuite sur le châssis comme nous l'avons dit en parlant du papier bleu. Quand il sera sec il faudra le coucher sur la table & jeter dessus à deux ou trois reprises de l'eau bouillante, puis le frotter légèrement chaque fois avec une brosse douce, pour emporter la colle dont il est enduit. Ne répandez pas l'eau bouillante sur les bords, afin qu'il ne se détache pas du châssis. Au bout de trois ou quatre heures il fera sec, du moins en été. Pour lors passez, dessus une pierre ponce arrondie, pour en emporter les inégalités & le grain. Si la pierre était anguleuse elle ferait des raies. Il peut même arriver qu'en frottant un endroit plus que l'autre il s'y formât des vallons. Mais, en l'humectant de nouveau par derrière, d'un bout à l'autre, tout cela disparaîtra. Ce papier préparé de la sorte, aura tous les avantages qu'on peut désirer, sans avoir le moindre inconvénient. Le vélin ni le papier bleu ne reçoivent pas le pastel avec plus de grâce.
321. Un canevas qu'on peut employer encore d'une manière avantageuse, c'est le taffetas. Il faut qu'il soit un peu fort, tel à-peu-près que le gros de Florence. Trop.clair & trop mince il laisserait échapper le pastel au travers du tissu. Le taffetas est encore plus expéditif que le papier dont nous venons de parler, & les coups de crayon sont tout à la fois moelleux, nets & vigoureux. Pour assujettir le taffetas sur le châssis, il faut l'y coller avec l'espèce de pâte dont nous avons parlé ( n°. 268. ) S'il restait quelques inégalités ou des traces des plis, il suffira de le mouiller; il se tendra parfaitement. Le pastel tient peu sur le taffetas, il faut nécessairement l'y fixer. On peut le faire par le procédé du Prince de San-Severo.
322. Quelques Artistes ont imaginé d'employer pour canevas une feuille de cuivre qu'ils font bien aplanir & dépolir afin que le pastel morde mieux dessus. II est difficile qu'à la longue le cuivre n'altère pas les couleurs si peu qu'elles contiennent de particules salines. On connaît la disposition du cuivre à se convertir en vert de gris, au moins dans des lieux exposés à l'humidité. Cette rouille en s'amalgamant avec les couleurs ne les embellit pas.
323. A Rome, quelques Peintres en pastel font enduire une toile avec de la colle de parchemin, dans laquelle ils ont jeté de la poudre de
marbre & de pierre-ponce bien tamisées. Ils unissent ensuite ce canevas avec la pierre ponce pour en emporter les inégalités. Ils ne couvrent la toile de
cette espèce d'enduit, que lorsqu'elle est déjà tendue sur le châssis. Le pastel prend très-bien dessus, & cette méthode réussit au mieux.
La toile, au reste, peut être préparée de la même manière sans poudre de marbre ni de pierre-ponce, mais avec une forte couche de craie mêlée avec la
colle.
324. On peut enfin peindre en pastel fort commodément sur du papier de tenture. C'est ce papier, peint en détrempe, dont on tapisse les cabinets. II suffit de l'appliquer sur un châssis avec une toile intermédiaire ou du papier très fort pour le soutenir. Le pastel prend très bien dessus, pourvu qu'il n'ait pas été lissé ; tout autre papier collé, qui ne serait pas empâté de la sorte avec de la craie, est ingrat, & le pastel n'y prend pas bien.
325. Quant au châssis même sur lequel doit être tendu le canevas, ce sont des tringles ou listeaux de bois d'un pouce de largeur, solidement assemblés par leurs extrémités , & sans chape. S'il excédait vingt ou vingt-quatre pouces, on ne pourrait guères se dispenser de le garnir de traverses. Mais en ce cas il faut que les traverses aient moins d'épaisseur que les montants du châssis, pour que le canevas ne porte pas dessus.
326. Voilà tout ce que nous avons à dire sur les matières qui peuvent recevoir la Peinture au pastel. Nous remarquerons, pour terminer ce
Chapitre, que lorsqu'on a fini le tableau, soit qu'on fixe ou qu'on ne fixe pas le pastel, on a coutume de le renfermer sous un verre blanc assujetti dans
une bordure dorée, afin de le garantir de la poussière & des insectes. Il faut faire clouer derrière le verre des morceaux de bois ou de liège de deux ou
trois lignes d'épaisseur, afin d'en éloigner un peu le châssis, & que le pastel ne touche pas au verre, surtout s'il n'est pas fixé, parce qu'il
s'attacherait à la surface intérieure du verre, & le rendrait opaque. Il faut de plus, coller par derrière sur le bois & tout le long des bords de la
glace, des bandes de papier qui n'excèdent pas la feuillure, afin de fermer tout passage à la poussière qui pourrait pénétrer entre la feuillure & le
verre. Quand les bandes de papier sont sèches, on met le tableau dans la bordure, & l'on colle enfin par derrière, avec des bandes de papier plus larges,
une feuille de carton presque aussi grande que le cadre même, pour garantir le tableau des accidents & de la poussière qui pourrait s'introduire de ce
côté-là.
Par ce moyen, la Peinture en pastel ne peut jamais éprouver d'altération. Si le verre se ternit, ce n'est qu'au dehors & l'on peut y remédier en
l'essuyant avec un linge trempé dans l'eau-de-vie.
327. Mais si l'on fixe le pastel on peut très bien se dispenser de mettre le tableau sous un verre. Il suffit, lorsque le pastel est sec, après avoir été fixé, d'étendre dessus, à froid, une couche de colle de gants ou de parchemin. Puis, une seconde, quand la première a séché, même une troisième. La quantité n'y peut nuire. Voici comment cette colle se compose. On fait tremper le soir dans de l'eau pure, une poignée des rognures de cette peau dont on fait les gants, afin de la bien nettoyer. Le lendemain on jette cette eau. L'on fait bouillir les rognures dans une pinte d'autre eau bien nette, pendant trois ou quatre heures. Ensuite on verse la colature au travers d'un linge propre dans un vase de faïence. Il ne faut préparer cette colle que lorsqu'on veut l'employer. Elle se gâte aisément dans les temps chauds, & n'est plus bonne à rien. C'est avec une brosse très douce qu'il faut l'appliquer sur la Peinture. Il ne faut pas qu'elle soit chaude, elle pourrait dissoudre & délayer la colle de poisson qui fixe le pastel. On peut l'éclaircir avec de l'eau, sur le feu, lorsqu'elle se trouve trop épaisse. Au reste, c'est par surabondance que je parle de la colle de gants. On peut employer de même, deux, trois & quatre couches de colle de poisson. Mais comme celle-ci doit être un peu chaude, il faut nécessairement se servir du châssis de taffetas pour les appliquer, sans quoi l'on délayerait la première couche, ce qui tourmenterait les couleurs. On peut alors supprimer l'esprit de vin. De l'eau-de-vie suffit ; & pourvu que la liqueur traverse le taffetas, ce qu'elle ne ferait point, s'il n'y avait au moins de l'eau-de-vie, elle se combinera très bien avec la première couche, & couvrira la Peinture d'un enduit impénétrable. Au surplus, pour fixer le pastel, on peut employer indifféremment la colle de gants ou la colle de poisson. Mais dans l'un comme dans l'autre cas il faut absolument faire entrer de l'esprit de vin dans la première couche, afin que la colle puisse pénétrer le pastel. Les couches subséquentes n'ont d'autre objet que de couvrir la Peinture déjà fixée, & la garantir à la place du verre. On n'a besoin, dans la suite, pour nettoyer le tableau, que d'y passer un linge mouillé d'eau-de-vie.
328. On peut même l'enduire, d'une, deux & trois couches de vernis, pourvu qu'on ait eu le soin d'étendre auparavant sur la Peinture, au moins, trois ou quatre couches de colle de poisson. Le vernis la rapprochera tellement de la Peinture a l'huile % qu'il serait aisé de s'y méprendre. Il est nécessaire, d'interposer plusieurs couches de colle, parce que les résines qui composent le vernis, changeraient le ton des couleurs, si le vernis pénétrait jusqu'au pastel. Le jaune deviendrait souci, le rose violet, ainsi des autres. Les couches intermédiaires de colle préviennent cet inconvénient. Par ce mécanisme plus difficile à décrire qu'à pratiquer, la Peinture au pastel imite une ancienne Peinture à l'huile, comme je viens de le dire, au point de tromper ceux qui n'en auraient pas l'idée.
329. Le vernis dont on se sert le plus ordinairement pour les tableaux, se fait avec du mastic en larmes qu'on fait dissoudre, dans l'essence de thérébentine, sur la cendre chaude. On peut employer encore un blanc d'oeuf dans lequel on fait dissoudre un peu de sucre candi; mais il faut y mêler du suc de rue pour écarter les insectes. Ce vernis peut s'enlever avec de l'eau tiède.
330. C'est d'un vernis à-peu-près semblable qu'on enduit les tableaux peints à l'huile. Ces sortes de vernis fort légers valent mieux, pour cet usage, que les vernis gras. Ils n'ont pas autant de solidité. Mais c'est une qualité de plus. On peut les enlever, quand on le juge a propos, avec de l'esprit de vin, pour en mettre de nouveau. Cette méthode sert en même temps à nettoyer les tableaux. Certaines gens emploient pour cela de la lessive de cendres ou de l'eau de savon. C'est le moyen de les perdre. Ces liqueurs alkalines dissolvent l'huile & délaient les couleurs. L'eau-de-vie ou l'esprit de vin suffisent, mais il faut les affaiblir avec de l'eau, pour que la partie spiritueuse ne pénètre pas la couleur, encore cette méthode est-elle dangereuse.
331. Quelques particuliers savent même enlever la Peinture de dessus une vieille toile, & la reporter sur une toile neuve. Ils détruisent l'ancienne avec une pierre ponce, & lui substituent la nouvelle qu'ils collent par derrière contre la Peinture ; mais je n'ai pas une idée assez sûre de leur procédé pour l'expliquer, sans courir le risque d'induire en erreur. J'invite ceux qui le connaissent à le publier. Tout ce que je puis assurer, c'est que j'ai vu des Titien que des restaurateurs avaient massacrés.
(nb) Voyez le Traité de la Peinture en émail, par M. de Montamy, vers la fin.
332. Mais en se tenant en garde contre le charlatanisme, il faut applaudir aux efforts qu'on a faits pour conserver les restes des monuments précieux que les Anciens nous ont laissé de leur génie & de leur goût. Tous les peuples de l'Europe se les disputent à l'envi. Quelques modernes, qui de temps en temps les remplacent, jouissent de la même gloire. Ainsi dans tous les temps & chez toutes les nations, les hommes ont trouvé de l'attrait dans l'imitation de la nature. Les sauvages même, livrés à l'exercice des armes & de la chasse, représentent, à leur manière, leurs combats & leurs triomphes. Combien les jeux du théâtre, qui sont eux-mêmes une image en action des scènes de la vie, n'attirent-ils pas de spectateurs ? En un mot, tel est le plaisir qu'inspire l'imitation, qu'il n'y a pas un homme de goût dont les appartements ne soient peuplés des personnages de la fable ou de l'histoire. C'est qu'il n'est guère de société plus douce. Tantôt on se promène avec Baptiste, parmi les fleurs. Ces roses si tendres ne craignent pas le souffle de Borée, & n'ont pas besoin, pour conserver leur fraîcheur, des larmes de l'Aurore. Tantôt, au milieu d'un naufrage, on s'élance, parmi les rochers, sur les débris d'une barque fracassée, pour secourir des malheureux qui se noient. Quelquefois on traverse une fête de village pour aller chercher au pied d'une colline un lieu solitaire. Mais on s'arrête au milieu de ces heureux villageois pour partager leurs plaisirs. Ici, grâces à Latour, on voit un bienfaiteur de l'humanité. L'on s'entretient avec lui. Sa physionomie qui nous rend son âme toute entière nous rappelle ses pensées, & nous fait sentir, par un heureux contraste, que le froid égoïste mérite de ne rencontrer sur la terre que des êtres qui lui ressemblent ; ailleurs, c'est une jeune beauté qui rêve, incertaine, irrésolue. Elle est entre deux portiques, à l'un desquels sont suspendues des guirlandes & des couronnes de fleurs. Un enfant tout radieux & qui porte un arc est à l'entrée ; il rit & l'appelle. Mais sous le portique même est une femme qui pleure sur des rochers arides. L'entrée de l'autre portique est étroite, difficile, escarpée. Mais elle conduit dans un vallon délicieux. Une Déesse qui lui tend la main d'un air majestueux, l'invite à l'y suivre, & lui présente l'hymen couronné de roses.
333. Faut-il s'étonner que la Peinture & la Poésie aient tant de partisans ? Tout est de leur ressort. Leur empire s'étend jusques sur les objets métaphysiques. Par elles, ils prennent un corps pour nous instruire en nous amusant. La Peinture dit les choses, la Poésie les peint.
334. Il peut se trouver des détracteurs des Beaux-Arts, & peut-être est-il des rigoristes qui ne regardent la Peinture que comme un luxe frivole ; ces sortes de gens sont comme des sourds auxquels il est inutile de répondre. Encore, un sourd entendra-t-il ce que dit un tableau. Ne sait-on pas que l'âme n'est point affectée par les oreilles avec autant d'énergie que par les yeux ?
(nb) Segnius irritant animos demissa per aurem, quam quae sunt oculis subjecta fidelibus. HOR.
C'est ainsi qu'autrefois un Artiste, nouveau Démosthène, enflamma les Athéniens & les fit marcher au combat avec un tableau qui leur montrait un
guerrier recevant la couronne des mains de la Victoire. C'est ainsi que les Mexicains firent comprendre à Montezume ce que c'était que les Espagnols,
leurs chevaux, & leur tonnerre, dont ils ne pouvaient parvenir à lui donner l'idée. Une femme, longtemps imprudente, veut instruire son mari qu'elle est
enfin revenue des écarts de la jeunesse. Mais timide, incertaine, confuse, elle ne sait de quel moyen se servir. Comment hasarder une explication s'il est
aliéné sans retour ? Elle se fait peindre affligée, éperdue, les yeux remplis de larmes, & fait mettre ce portrait à la place d'un autre précédent que son
mari prenait autrefois plaisir à voir. Il entendit ce langage, & vola, transporté de joie, lui protester que tout était oublié.
Ce trait a été puisé dans la nature.
335. Ce goût-là sans doute peut devenir absurde & dégénérer en engouement s'il n'est pas éclairé. N'a-t-on pas vu des tableaux, d'un mérite médiocre, se vendre au poids de l'or ? Ce n'étaient que des rochers, des nuages, des chevaux, des figures sans âme, ou des magots aussi froids que hideux. C'est en vain qu'on interroge ces compositions-là. Ni le tableau, ni même les figures ne vous disent rien. Les délicieux morceaux pour les gens qui n'ont que des yeux ! Laissons aux brocanteurs le soin d'en vanter la fraîcheur, la touche fine, le précieux fini, l'harmonie. En un mot, ce font, en fait de Peinture, ce que les Marionnettes sont en fait de Spectacle. Ne les prisons que ce qu'ils valent du côté du mécanisme, & ne mettons pas le Versificateur au-dessus du Poète.