Depuis le néolithique, les artisans ont toujours jalousement protégé les secrets de leur métier. Leurs savoir-faire, les tours de main, les formules, magiques ou non, n'étaient transmises qu'après un long apprentissage et souvent au cours d'une initiation où secret et sacré se conjuguaient et se juraient.
Les métaux, le feu, la couleur restaient l'apanage d'un groupe, gens de métier, corporation... C'est par vol ou par trahison que l'on a pu "découvrir", ou plutôt dévoiler la provenance de la soie, de la porcelaine, des aciers fins... Le savoir faire ne s'accommode de faire savoir que de maître à disciple choisi, de compagnons à apprenti enregistré. Voilà pourquoi nous ne disposons pas de "manuel" sur les processus de teinture traditionnelle.
Teinturiers et alchimistes sont apparentés, leurs disciplines se croisent, leurs secrets s'entourent d'un vocabulaire imagé et volontairement flou.
Bien malin celui qui vous livrera, tout bonnement les procédures de la teinture au pastel. Celle en cours avant le 16è siècle.
Imaginons seulement.
Grandes cuves à pastel
Teinture en bleu de la laine. Le Grand Teint .
La Bièvre derrière les Gobelins
Il n'est pas nécessaire de mordancer la laine pour la teindre au pastel. Il faut seulement la désuinter, c'est à dire la laver :
Porter à 35-40 degrés un mélange de 3 parts d'eau et une part d'urine fermentée,
y plonger la laine pendant un bon quart d'heure, puis rinçage à l'eau claire et courante. Poursuivre le rinçage tant que l'eau ressort opalescente.
La laine a perdu 25% de son poids.
Pas de "bouillon" pour le bleu. La laine a subi le "dégrais", elle est mouillée, prête pour la cuve de pastel.
C'est l'Everest* du teinturier, 7 années d'apprentissage sont nécessaires pour tenter ce chef d'oeuvre.
Voir l'article XCI du règlement royal de 1737.
* Everest peut-être pas mais au moins la Butte aux Cailles, en passant par les Gobelins bien sûr!
Rable
Nettoyer la cuve et y mettre un demi seau de son de froment. Remplir la cuve à moitié d'une eau la plus croupie possible. Si elle n'est pas ou pas assez croupie mettre du foin et
de la garance bise (c'est la croûte de cette racine).
On peut aussi utiliser un vieux bain de garançage que l'on aura fait bouillir pendant une heure et demi à deux heures. Donner l'assiette, c'est à dire répandre peu à peu 3 ou 4 balles* de pastel tout en remuant et en versant de l'eau bouillante.
Finir de remplir la cuve à moitié puis la couvrir et laisser reposer pendant 4 heures.
* Une balle pesait de 150 à 200 livres.
Donner l'évent, c'est à dire découvrir la cuve et remuer.
A l'aide du tranchoir mettre une grosse poignée de chaux éteinte par balle de pastel. Pallier, c'est à dire remuer le marc avec le liquide (brouiller) à l'aide du rable.
Couvrir. (en laissant une toute petite ouverture) Laisser passer 4 heures. Retrancher, c'est à dire pallier sans rajouter de chaux. Couvrir et attendre 2 à 3 heures.
Retrancher encore. La cuve est prête ("venue à doux") quand elle "jette du bleu" à la surface et qu'elle ne "frille" plus
(bulles qui s'échappent quand on heurte la cuve). Donner de l'eau en achevant de remplir la cuve. Couvrir une heure. Donner le pied en rajoutant deux tranchoirs de chaux par balle de Pastel après avoir bien pallié la cuve. Couvrir de nouveau
pendant 3 heures.
Premier test : plonger un échantillon de laine pendant 1 heure dans le bain. Il doit sortir vert et devenir bleu en 1 minute. Rajouter 1 ou 2
tranchoirs de chaux et couvrir pour 3 heures. Pallier, chaux, couvrir 1 heure et demi. La cuve est rassise.
Deuxième échantillon, 1 heure, il doit ressortir d'un beau vert puis d'un beau bleu.
Finir de remplir la cuve avec de l'eau chaude mêlée d'un vieux bain de garançage, rajouter de la chaux à la demande en fonction de l'odeur
et du "maniement", couvrir une dernière heure.
La cuve est prête pour l'ouverture. Ainsi nomme-t-on la première teinture dans une cuve neuve.
L'égouttage sur la civière aux GobelinsChampagneChasse-fleurée
La pâtée au fond, brune, doit encore brunir à l'air.
L'échantillon doit être d'un beau vert d'herbe.
La fleurée (écume) doit être d'un beau bleu turquin ou
pers.
Le brevet (le bain) doit être ouvert (clair et rougeâtre) et ne doit sentir ni la chaux ni la lessive.
Donc la cuve est posée, tremper le drap durant une demi heure. Pour éviter qu'il traîne au fond de la cuve, il a été mis en
place une champagne, c'est un cercle garni d'un réseau de cordes et retenu au bord de la cuve.
Avant de sortir la laine on écarte la fleurée à l'aide du chasse-fleurée, puis on la pose sur une civière, sorte
d'échelle en croix, pour égouttage, ( c'est l'étape illustrée ci-dessus ) on essore et on évente pour déverdir.
Si l'on désire obtenir un bleu plus foncé il suffit de recommencer l'opération, c'est le rejet.
La réussite de toutes ces opérations aurait constitué un "chef d'oeuvre" et potentiellement fait de vous un maître teinturier du "grand et bon teint".
* Description largement inspirée de l'ouvrage de Hellot : L'Art de la teinture des laines... paru en 1750 chez la veuve Pissot.
* * Les illustrations sont tirées du recueil de planches pour l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, volume 9.