à Lascaux
Autour du Pastel
Picasso

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Cet article est paru en Septembre 1846 dans la Revue de Paris (Tome 9).
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DU PASTEL,

DE SON APPLICATION AU PAYSAGE EN PARTICULIER

La peinture au pastel, après avoir joui, grâce à certains portraitistes fameux, d'une vogue considérable, était sinon tombée dans l'oubli, au moins singulièrement négligée, quand, par un de ces détours assez fréquents dans l'histoire de l'art, elle reprend cours aujourd'hui et tend à reconquérir sa place dans nos expositions comme chez les amateurs.

Quelle cause a donc produit cette petite révolution ? Est-ce que les artistes ont compris tout ce qu'il y a de valeur réelle dans ce mode de peinture, tout ce qu'il présente de ressources et pour le maître et pour l'élève ? Est-ce que le public s'est mis tout à coup à apprécier ce genre, qu'il entendait fort peu auparavant, et qui semblait tout au plus fait pour le divertissement des demoiselles de bonne maison ? Il est fort à craindre que cette cause ne soit ni l'une ni l'autre de ces raisons. A ne juger que les faits seulement, il semble que d'une part on soit séduit par la facilité de résultat que comporte en elle-même la peinture au pastel, et que de l'autre on n'ait vu dans cette réhabilitation qu'une question de bon marché. Quant à l'appréciation pratique du pastel, il est vrai de dire qu'elle n'a fait que très-peu de progrès; les dessins faits dans cette manière sont généralement considérés comme de menus objets de coquetterie, comme des articles de mode que l'on acquiert pour quelques jours seulement, et avec l'intention de les oublier bien vite. Les artistes, de leur côté, à quelques exceptions près, s'occupent du pastel moins parce qu'ils y voient une question d'art que parce qu'il s'agit d'objets de fantaisie dont le débit est prompt et facile. Cela est si vrai que, pour la plupart, désespérant de faire de l'originalité avec un genre dans lequel ils n'ont pas foi, ils s'en tiennent à des essais faibles et lâchés, où ils mettent autant qu'ils peuvent de pâles reflets de la manière de Boucheret de Watteau, donnant ainsi à penser que le flou est l'essence du pastel, et que, ne devant obéir qu'à l'imagination, ce mode de peinture n'est bon qu'à reproduire de faciles bergerettes, des paysages effacés, tout ce qui enfin est rose, soie ou gaze. Si l'on se demande à quoi tiennent ces singulières idées, on ne peut arriver à une solution que si pendant longtemps on a étudié le pastel lui-même, et les ressources qu'il offre.

Sans nul doute, le pastel est, de tous les genres de peinture, celui qui donne le plus facilement des résultats pleins de grâce et de séduction; c'est lui, sans nul doute, qui est le plus propre à rendre les femmes blanches et vaporeuses, ces étoffes diaphanes et impossibles, ces paysages blondins que la foule admire aux vitres des marchands; mais le pastel n'a pas que ces qualités fragiles, que ce clinquant mondain, et c'est parce qu'on ne lui a pas demandé plus que l'on s'est trompé et sur sa portée et sur sa valeur. Il importe donc, aujourd'hui que ce genre revient de mise, de ne pas laisser s'égarer davantage le goût du public, et de rechercher quelles sont les qualités méconnues qui recommandent cette manière à l'estime des amateurs : pour cela, il faut signaler les causes qui en ont de tout temps amené la dépréciation, et la faire cesser dans l'intérêt de l'art, malheureusement trop peu consulté sur ce sujet.

Parmi ces causes, les unes tiennent au pastel lui-même; ce sont celles-là que nous examinerons d'abord.

Je ne sais si c'est par suite du laisser aller qui préside en général à cette manière, mais on s'est figuré dans tous les temps que le dessin au pastel était d'une fragilité qui devait lui ôter tout son prix : on pensait sans doute qu'un objet qui semble exiger peu de travail, et devoir se donner pour si peu, ne devait durer que ce que durent les fleurs, avec lesquelles les poètes l'ont souvent comparé. Si nous ajoutons que les marchands, dans un simple intérêt de fourniture, ont insisté sur ce point et lui ont donné une sorte de sanction pratique, nous comprendrons facilement comment s'est propagée et entretenue cette idée, qui n'est après tout qu'une erreur. Je dois me hâter de dire que, même en comparant, comme je vais être obligé de le faire, le pastel à la peinture à l'huile, je n'entends point mettre l'un au-dessus ou même au niveau de l'autre; je veux seulement faire acte de justice, en combattant un préjugé dont l'expérience m'a révélé tous les inconvénients.

Un dessin au pastel, fait au premier coup, si l'on peut dire ainsi, est tout d'abord couvert d'une espèce de duvet, qui, épandu partout, jette sur l'ensemble cette harmonie doucement scintillante qui donne tant de charme à cette sorte d'ouvrages; mais ce velouté est si fragile, que le moindre contact, qu'unsouffle peut l'enlever; de là, la nécessité de couvrir le dessin d'une glace qui sert de rempart, en même temps qu'elle tient lieu de vernis; de là aussi cette théorie de la fragilité du pastel, fondée, comme on va le voir, sur un défaut d'étude et d'observation.

La première fois que j'appliquai le pastel au paysage, j'étais sous l'empire de cette préoccupation d'inconsistance à laquelle nul ne peut échapper; mais, convaincu aussi que l'on pouvait tirer, à mon point de vue, un grand parti de cette manière, je n'avais qu'une pensée, qu'un but : c'était de fixer le pastel... Que n'ai-je pas essayé ? Mais, à force de travailler, j'ai reconnu que la solidité des dessins ne dépendait pas de telle ou telle préparation qu'on pouvait y surajouter, de tel ou tel moyen de cohésion qu'on pouvait faire intervenir, mais qu'elle tenait au mode de dessiner lui-même. Alors, poursuivant ce que je pourrais appeler ma découverte, je suis arrivé à cette conviction profonde, que la prétendue inconsistance du pastel ne tenait qu'à la surface, comme sa coquetterie et sa grâce, et que cette manière, à l'encontre de ce qu'on pense généralement, présente de remarquables garanties de solidité absolue, et non de cette solidité relative à laquelle on fait seulement attention.

Il y a tout d'abord à ce fait une raison fondamentale que tout le monde peut comprendre, puisqu'elle tient aux matières premières qui entrent dans la mise en œuvre. Pour ce genre, la couleur, après avoir été lavée et bien broyée, est mise en crayons, sans qu'il y entre aucune espèce de préparation, si ce n'est un peu de gomme, mais en si petite quantité, qu'elle ne peut avoir aucun effet nuisible. On conçoit dès lors que le résultat obtenu avec cette couleur ne devra être altéré par aucune espèce de décomposition, et qu'il restera constamment le même, tant qu'une cause mécanique, comme un frottement violent, ne viendra pas le détruire tout entier.Voyons maintenant ce qui se passe pour la couleur à l'huile ... Nous pourrons mieux juger

On sait, et l'expérience nous est durement acquise sur ce point, que la bonne confection des couleurs à l'huile offre des difficultés telles, qu'il est permis de croire, jusqu'à un certain point, que nous n'en aurons jamais de parfaites; cette vérité a été si bien sentie de tout temps, que des maîtres présidaient eux-mêmes à la fabrication de leurs couleurs, et que les meilleurs d'entre eux ont été ceux qui, comme Léonard de Vinci, avaient étudié à fond la matière, et étaient assez bons chimistes pour obtenir les meilleurs matériaux possibles. De nos jours, on n'aime pas la peinture à ce point-là, et l'on tient assez peu à l'immutabilité de l'œuvre pour ne se servir que de couleurs de pacotille faites plutôt d'après les procédés les plus sûrs de bénéfice que dans l'intérêt de l'art et des artistes. Qu'arrive-t-il ? c'est que dans la plupart des cas on se sert de mauvaises couleurs qu s'altèrent avec une rapidité extrême, et que par suite les meilleurs tableaux peuvent s'effacer et se détruire avec plus de promptitude peut-être que le plus superficiel et le plus vaporeux pastel. Qu'arrive-t-il encore ? c'est que l'on se sert de ces mauvaises combinaisons pour couvrir des toiles plus dangereuses encore ... car les fabricants les ont barbouillées de préparations assassines où la litharge abonde, pour activer le travail de la dessiccation, et par suite les peintures les plus précieuses craquent sous l'influence incendiaire du sel de plomb, et se marbrent de ces irrémédiables gerçures qui font le désespoir des amateurs ... S'il fallait des milliers d'exemples, je n'aurais qu'à prendre partout sans choisir; mais, pour ne donner qu'une preuve de cette triste réalité, allez voir au Louvre le Déluge de Girodet et la Méduse de Géricault. Ces chefs d'œuvre d'hier sont fendus, lézardés à tel point, qu'il n'y a point de restauration possible, pas de remède à cette affreuse infirmité. Cela tient-il à la manière du peintre ? Non certes, car il faut voir surtout, dans cette pénible dégradation, un résultat inhérent à la nature des matériaux dont il s'est servi; aussi me garderai-je de mettre ces malheurs sur le compte de la peinture à l'huile ... Non, sans doute; mais il faut bien reconnaître, dis-je, que cette manière n'offre pas au même point que le pastel ce que l'on pourrait appeler la solidité absolue. Il y a entre l'huile et certaines substances, soit minérales, soit végétales, une incompatibilité telle, qu'il doit en résulter, à des degrés variables si l'on veut, mais nécessairement, une altération quelconque des tableaux faits dans ce genre ... Certains grands maîtres ont pu remédier en partie à cet inconvénient; mais, dans la plupart des cas, la peinture tourne au noir ou au vert, que sais-je ? selon les principes contradictoires qui dominent dans la confection des couleurs. On comprend d'ailleurs que l'huile, étant plus légère que la plupart des substances avec lesquelles elle est combinée, tende sans cesse à revenir à la surface, et à imprimer ainsi à l'aspect du tableau des teintes accidentelles qui modifient incessamment le travail du peintre, et l'obligent à des grattages et à des retouches infinies, s'il ne veut pas que son œuvre disparaisse le lendemain sous cette sorte de cambouis que nous voyons s'étaler sur la plupart des tableaux à l'huile. Sans doute ce mal n'est pas complétement irrémédiable, puisqu'on peut y faire face en grattant chaque jour une partie de ce qu'on a fait la veille, en arrachant avec une patience infatigable la mousse qui croît sans cesse sous le pinceau, en laissant des mois entiers passer sur chaque coup de brosse, en faisant vingt fois le même tableau, en terminant enfin par des touches à sec, si l'on peut dire ainsi ... Mais on conviendra qu'il faut toutes les qualités de la peinture à l'huile pour ne pas les trouver chères au prix de pareilles nécessités. Il serait beaucoup plus simple de se faire chimiste, comme Léonard de Vinci ... mais cela n'est pas facile ... Pour réduire maintenant à ses termes les plus précis la conclusion qu'il faut tirer de tout cela, c'est que le ton des couleurs à l'huile, outre ce qu'il peut avoir de défectueux dans le choix, possède une variabilité dont l'artiste ne peut pas se rendre complètement maître, tandis que, comme je le disais tout à l'heure, la touche au pastel reste toujours la même dans sa fraîcheur, dans son éclat, dans sa virginité.

Je ne dirai rien de l'aquarelle, cette sorte de dessin fait avec des couleurs, où la nécessité du délayage oblige à faire entrer une grande quantité de gomme, et qui, réduit par les procédés de transparence à une épaisseur de couches à peine perceptibles, ne peut supporter ni l'action de l'air, ni même celle de la lumière; il n'y a pas de parallèle possible entre ce genre et le pastel.

Le pastel a donc tout d'abord une solidité absolue, qui tient à l'immutabilité de la touche. Reste le reproche qu'on a adressé à la fragilité de cette touche elle-même : on sait que ce défaut tient à l'écrasement du crayon et à l'inconsistance de parcelles de couleurs dont chaque touche se recouvre et s'entoure, et sur lesquelles l'artiste se contente ordinairement de souffler. A ce point de vue, le reproche est vrai; mais l'expérience m'a appris que, répandant sur le dessin des couches superficielles, on arrive à un résultat moins gracieux, moins flou, mais aussi plus positif et surtout plus solide; ainsi j'ai été conduit par degrés à comprendre qu'il faut avant tout bien appuyer la couleur à chaque touche. Quand le pastel est ainsi fait, on passe légèrement le rasoir sur la surface couverte de duvet, on enlève les efflorescences de dessin, et il ne reste que la touche solide, qui est alors très-bien fixée au papier et très-adhérente. Je le répète, si le pastel perd ainsi de cette grâce vaporeuse à laquelle tient tant le public, il gagne en netteté et surtout, puisque nous en sommes sur ce point, en solidité physique et matérielle. J'ai transporté ou fait transporter des dessins ainsi faits sans que le roulis des diligences pût lui-même en altérer les couleurs. Depuis quelques années j'ai envoyé à des expositions de province plus de cinquante pastels, dont quelques-uns me sont revenus après l'épreuve du roulage. Eh bien ! un seul a éprouvé un léger accident, qu'il a été d'ailleurs facile de réparer. Ainsi la consistance de la peinture au pastel tient donc d'abord à la manière de dessiner; j'ai eu plusieurs fois l'idée de terminer au pastel des aquarelles ébauchées; j'ai pu faire, à l'aide du gras de la couleur, des dessins si bien fixés que l'on pouvait passer le doigt dessus sans les effacer.

Ainsi, et pour en finir avec la question de solidité, le pastel présente d'une part l'avantage de donner des tons qui ne peuvent pas changer, ce qui est pour lui un mérite incontestable et unique, et de l'autre une qualité de consistance réelle que l'on obtient difficilement peut-être, mais qui dépend sûrement de procédés que tout le monde peut comprendre et s'approprier. Ainsi les faits repoussent victorieusement le reproche de fragilité que l'on adresse tous les jours à une manière dont le seul tort est d'avoir été mal comprise et par le public et par les artistes eux-mêmes.

Il existe pour le pastel un autre ordre de causes de dépréciation, mais celles-là ne tiennent pas au genre lui-même, elles se rattachent à des idées sur lesquelles il ne faut pas trop s'arrêter. Les peintres craignent, en donnant trop d'extension à ce genre, de faire du tort à la peinture à l'huile; les marchands tremblent, en le favorisant, de nuire à la vente de leurs articles courants, tels que couleurs, toiles, brosses, etc. Les uns et les autres ont également tort; je le prouverai, pour les premiers, en examinant tout à l'heure l'utilité d'application du pastel; pour les seconds, l'erreur repose sur des données dont il est facile d'apprécier la valeur. La perte de matière, quand on peint au pastel, est prodigieuse si on la compare à celle qui a lieu dans tout autre genre, et, par ce seul fait, il y aurait une consommation extrême, partant de notables bénéfices pour les fabricants. J'en puis parler en toute conscience, puisque, faisant une partie de mes couleurs moi-même, je sais le coût de revient et le boni du marchand. Or, ce gain serait énorme. Maintenant, si les dépenses d'un premier assortiment tant soit peu complet sont déjà considérables, il faut bien reconnaître qu'elles ne sont rien cependant auprès de celles qu'entraînent la nécessité d'un entretien bien entendu, la conservation des tons anciens toujours précieux, l'invention de tons nouveaux, que sais-je enfin ? Il y aurait encore pour les débitants un avantage remarquable au point de vue de la vente des toiles, puisqu'à raison même de la facilité et de la promptitude du faire, le pastel deviendrait la source d'une bien plus grande consommation de châssis que l'on ne peut en faire en peignant à l'huile. Mais c'est assez insister sur ces raisons par trop pratiques et mercantiles, et j'aurais dû peut-être laisser au temps le soin d'en faire prompte et bonne justice.

Nous connaissons maintenant les raisons qui ont nui, qui nuisent encore à une saine appréciation du pastel; nous savons aussi ce que ces raisons valent. Il nous reste, après avoir étudié les vices apparents et prétendus de ce genre, à rechercher quels sont les avantages réels qui le recommandent à l'affection, des artistes. Je n'ai pas à faire ici l'histoire du pastel,j'ai à rechercher les résultats généraux que peut donner cette manière : les portraits de Latour disent assez qu'elle est, comme la peinture à l'huile sa sœur, susceptible de produire des chefs-d'œuvre et de s'empreindre de cette auréole magistrale dont le front de l'artiste a rayonné. Je me tiendrai dans une région plus modeste, moins connue peut-être, mais où je marche par des voies que je me suis faites moi-même, ce qui me permet d'espérer un but utile, à ces réflexions.

Malgré les beaux résultats de l'application du pastel au portrait, les maîtres n'ont jamais essayé, que je sache, de faire du paysage dans cette manière; peut-être dédaignaient-ils ce genre d'étude, peut-être ne croyaient-ils pas que les résultats à obtenir valussent les difficultés à vaincre. Quoiqu'il en soit, il est vrai de dire que les premières tentatives de cette nature appartiennent à notre époque, et encore faut-il ajouter que, malgré l'espèce d'engouement qui s'attache au pastel, bien peu parmi nos paysagistes ont abordé sérieusement ce genre, dont les essais ne sont pas toujours faciles et qui porte avec lui autant de découragement que d'espérance. Ainsi, parmi ceux qui exploitent les premiers filons de cette mine, il faut citer Michel· Bouquet qui, dans les souvenirs de son voyage en Orient, a rendu avec beaucoup de bonheur la chaude transparence qui baigne les paysages de l'Asie. Les pastels de cet artiste sont faits avec une extrême facilité; ils sont pleins de coquetterie et annoncent une grande connaissance de cette manière où nos premiers faiseurs s'essayent quelquefois avec une gaucherie désespérante : à côté de ce nom il n'en faut point citer d'autres; je raconte, je ne critique pas.

A quoi tient cette rareté des modèles à suivre ? Il faut bien le reconnaître, c'est aux difficultés pratiques inhérentes à ce genre, lui-même; car si rien n'est facile comme de faire du pastel une étude agréable, un joli croquis à peine ébauché, rien n'est plus malaisé aussi que de faire en ce genre un tableau complet et fini. Il est vrai aussi, et c'est à cela que je voulais en venir, que la plupart ne s'occupent qu'à faire des pochades. Où donc est la vraie route, entre ces routes qui mènent à l'erreur ? Ici, je suis très-embarrassé, car ce que j'ai à dire est de ces choses que l'on sent très-bien et que l'on n'exprime que fort difficilement.

Avant tout, il faut être bien convaincu que, pour peindre le paysage au pastel, il ne suffit pas d'avoir longuement et soigneusement travaillé la peinture à l'huile, et qu'il faut des études à part, études persévérantes et sérieuses, qu'il faut, en un mot, un long et pénible apprentissage : on a beau être un paysagiste intelligent et fort, il faudra pourtant en passer par tous les essais, tous les tâtonnements, et bien souvent tous les mécomptes d'un début : il faudra se refaire tout entier. Je ne voudrais pas paraître trop isoler le pastel, en faire une chose inabordable, et encore moins me donner les airs d'un homme qui a transporté l'art dans des régions inconnues; mais je ne puis m'empêcher d'insister sur ce point, car c'est pour n'y avoir pas assez fait attention que nos pastellistes donnent dans des travers difficilement réparables.

Il faut donc arriver, par une étude particulière, à trouver ce que ne donnent pas les ressources vulgaires du crayon noir, du glacis, de l'estompage, de tout ce qui contribue à ce que nous appelons le chic. Cette étude exige un travail assidu, une grande persévérance, et cela à un point plus élevé qu'on ne le croit généralement. Je n'ai pas, quant à moi, la prétention de poser des règles que chacun doive suivre, mais je suis bien convaincu que si l'application du pastel au paysage présente des difficultés qui lui soient propres, elle a aussi ses ressources particulières. Ce n'est pas tout simplement une partie de plaisir, une débauche de travail ou un passe-temps, comme le croient les artistes; c'est une manière à part qui a sa science, dont l'étude donne le secret. On voit que, si par hasard je décourageais des novateurs timides, ce serait uniquement pour leur avoir trop parlé de persévérance et de travail.

On doit arriver à faire au pastel un paysage aussi fini, aussi ferme, aussi gras qu'on pourrait l'obtenir à l'huile; mais on ne peut espérer arriver là que par degrés et par des moyens qu'il faut conquérir les uns après les autres. Ce qu'il importe d'obtenir avant tout, c'est la légèreté de la touche, qui cependant doit toujours rester ferme et être bien appuyée; c'est aussi la netteté et la sûreté dans le coup de crayon. Il faut enfin que le pastel, cet instrument ingrat et difficile, obéisse sans écart à la volonté qui le guide. L'habitude donne assez facilement ces qualités, pourtant si importantes; mais ce qui a une bien plus grande valeur, et ce qu'aucune formule ne peut rendre, c'est l'art d'arriver à l'effet sans forcer le ton. La peinture au pastel ne procédant que par teintes toutes faites, l'artiste a une tendance presque forcée à abuser des tons vifs qui, entés sur des teintes plates, donnent tout de suite et sans peine des résultats brillants; une longue expérience peut seule faire justice de ce procédé qui, pour des raisons bien connues, est suivi à peu près généralement. S'il a son avantage au point de vue de la facilité, il a le grand inconvénient de toujours donner au dessin l'apparence d'un croquis. Or, c'est un tableau fini que nous voulons faire, ce procédé ne nous va donc pas. Il faut, je le répète, arriver à l'effet sans forcer le ton, c'est-à-dire par le maniement habile des demi-teintes, par la distribution bien entendue de l'air et de la lumière, par la légèreté sans mollesse, par la vivacité sans aigreur. Or, pour qui a déjà étudié à ce sujet, il est reconnu que ces qualités sont difficilement compatibles avec l'usage du pastel lui-même. L'artiste qui, voulant aller plus loin que la foule, pénètre courageusement dans les difficultés de son œuvre, rencontre presque inévitablement un écueil contre lequel peut se briser sa résolution. En voulant faire bien, il fait souvent triste et froid; en voulant finir, il tombe dans l'uniformité : mais il ne faut pas qu'il s'arrête à ces obstacles. A mesure que l'expérience lui vient,il sent s'éloigner l'écueil, et bientôt, étonné lui-même de l'étendue de sa conquête, il voit la lumière là où s'étendait la nuit; tous les détails s'animent sous le crayon, la vie circule avec l'air dans ses paysages joyeux et brillants, et, par-dessus tout, ces résultats sont dus, non pas au hasard et au chic, mais à l'étude, mais au modelé, mais à une connaissance approfondie de la matière. C'est qu'alors l'artiste est maître de lui, qu'il a soumis ses crayons au joug de son intelligence, qu'il domine son œuvre au lieu d'être dominé par elle. En résumé, on peut, je le répète, faire au pastel un paysage parfaitement fini, offrant toutes les qualités qui sont le cachet du maître; mais il faut, pour arriver là, lutter contre des difficultés sérieuses, puisqu'il ne s'agit de rien moins que de se faire une main nouvelle, une main de plus, si je puis dire ainsi. Si l'on persiste à ne voir dans cette manière que la facilité apparente qui séduit si vite, on n'arrivera, je le répète, qu'à faire des croquis plus ou moins attrayants, de ces dessins du jour sur lesquels ne s'arrête pas l'œil du connaisseur, mais on n'arrivera jamais à un résultat sérieux, on ne fera pas ce que j'appelle de la peinture au pastel.

Un pareil état de choses serait malheureux pourtant, car cette manière offre vraiment, et surtout pour le paysagiste, des avantages remarquables. Ainsi, sans parler de la coquetterie, le pastel a cela de particulier, qu'il donne, si je puis m'exprimer ainsi, le mat de la nature; cela est vrai surtout pour les ciels, dans lesquels la manière à l'huile ne peut pas toujours rendre ces teintes mortes qui résultent de l'éloignement et de la profondeur.

Qui peut dire maintenant combien le pastel offre de ressources pour l'étude, pour l'artiste en voyage ? Peut-on faire à l'huile des animaux d'après nature ? Cela n'est guère facile avec tout l'attirail que comporte cette manière; aussi est-on réduit à les peindre dans des étables où ils perdent toute la vérité que leur donne la lumière du ciel. Avec le pastel, cet inconvénient disparaît, et l'artiste n'est plus obligé de s'en fier à sa mémoire ou à son imagination pour le ton si varié des robes. Il faut en dire autant de toutes les figures qui animent le paysage, autant du paysage lui-même. Quelle différence n'y aurait-il pas entre une pochade faite au pastel et les froids croquis que donne le crayon noir ! Je sais qu'on peut faire ces études à l'huile; mais je répéterai aussi que le pastel, en donnant les mêmes résultats, offre de plus l'avantage d'un attirail moins gênant, plus expéditif, et qui permet de pocher l'étude aussi bien que possible, sans les ennuis et les lenteurs de la dessiccation. Est-ce à l'huile que l'on pourra faire des études de ciel, cette chose que les artistes ont tant de mal à comprendre, tant de mal à imiter ? Chacun sur ce point marche selon sa fantaisie et ses souvenirs. Aussi le ciel est-il la partie du tableau où la main du maître lui-même peut fléchir, où celle du novice trébuche à chaque pas. Que de peines, que de tourments, pour arriver à combiner un ciel qui soit nature, comme on dit, et, pour un seul ciel ainsi fait, que de plats étalages de boules blanches et grises s'étageant gauchement sous prétexte d'imiter les nuages ! Que de pauvres plagiats surtout ! Eh bien ! cette énorme difficulté disparaît pour ainsi dire par enchantement pour l'artiste qui a, pendant un certain temps, fait des études de ciel au pastel ... L'expérience m'a, quant à moi, convaincu bien généreusement de cette précieuse vérité, et, pour ne parler que de la facilité, seule chose qui soit ici en question, je crois qu'on peut, par ce moyen, s'épargner et la moitié du temps que l'on passe, et la totalité des ennuis qu'on se donne à imaginer un ciel qui, malgré tout, dépare souvent le meilleur tableau.

Si vous êtes en voyage, combien de fois passez-vous près d'une chose belle de ton, en lui donnant un soupir de regret, en lui jetant un regard d'amical adieu ... tout cela parce qu'il serait si long de faire sa palette ! Que sais-je ? Avec le pastel, on n'a que sa boîte à ouvrir, et l'on peut s'enrichir ainsi au hasard, quittant et reprenant toutes choses selon son caprice, comme il convient à tout artiste qui cherche et qui étudie.

Parmi les dames qui voyagent ainsi, combien peu peuvent se résigner à toutes les exigences de l'étude du paysage à l'huile ! Il faut presser des vessies, toutes salies encore par les cahots de la route, s'emplir les mains d'huile, laver les brosses ... Au pastel, une jeune fille qui étudie prend ses crayons, dessine, peut ainsi faire un chef-d'œuvre, et n'avoir après qu'à secouer la poussière bleue ou rouge qui tache le bout de ses petits doigts blancs.

Tous ces avantages ne sont que bien secondaires, et cependant ils concourent à donner au pastel une valeur que l'on ne me semble pas assez disposé à lui accorder ... La commodité n'est pas d'ailleurs chose de si peu de prix que l'on doive la compter pour rien.

En résumé, le pastel est encore aujourd'hui sous le coup d'accusations générales, qui sont à mon sens des erreurs et des inconvénients; j'ai cru qu'il était utile de les combattre, je l'ai fait.

D'un autre côté, le pastel reprend cours, et les paysagistes s'en emparent comme d'une mine féconde, inépuisable, dont leur imagination s'exagère, je crois, les richesses. J'ai voulu, aidé par une longue expérience, les tenir en garde contre les entraînements d'une illusion irréfléchie; j'ai voulu surtout leur montrer dans l'avenir les résultats qu'ils pourraient espérer et atteindre. Je n'ai pas pris la parole pour parler de moi seulement, pour me donner en modèle à ceux qui marchent ou à côté ou devant nous; je n'ai pas voulu faire un cours, ni imposer des règles ... Ayant beaucoup travaillé, j'ai beaucoup appris, je crois, et c'est sous ce point de vue seulement que j'ai dit à ceux qui aiment ou qui aimeront le pastel : Faites comme moi.

Plus tard, quand le temps m'aura dit son dernier mot, je reprendrai cette œuvre incomplète, et je tâcherai de l'achever.

CAMILLE FLERS.

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